Samedi 13 Juillet. La grande-duchesse est pour moi d’une bont'e qui me touche, je me prom`ene presque tous tes jours avec elle, et nous causons beaucoup. Aujourd’hui, je l’ai accompagn'ee `a une visite qu’elle a faite `a la p[rince]sse d’Oldenbourg. Comme je rentrais `a pied du pavillion Chinois je vis H'el`ene `a sa fen^etre qui me cria d’entrer chez elle. Je le fis et apr`es une petite causerie, elle me pria de venir jouer du piano `a la Кавалерская, o`u Fredro devait faire son portrait. Comme cela avait 'et'e mon intention, je consentis avec plaisir et Fredro dessinant H'el`ene posant, moi, jouant, et tous les trois causant par intervalles, nous pass^ames une heure fort agr'eable. Apr`es le d^iner chez la grande-duchesse, nous f^imes une courte promenade `a pied avec Fredro. Tout en causant gaiement, nous depass^ames un banc, sur lequel deux messieurs 'etaient assis. Nous en 'etions `a quelques pas, lorsque l’un d’eux, un militaire se leva vivement et d’une voix haute s’adressa `a nous: “Pardon messieurs et mesdames, faites moi la gr^ace de vous arr^eter un moment”. Un peu surpris, nous f^imes ce qu’il voulait et lui et son compagnon s’approch`erent de nous. Fredro prit la parole et lui demanda ce qu’il d'esirait: “Je suis aveugle”, monsieur, r'epondit il, “j’ai perdu mes yeux `a la guerre: une pension que la grande-duchesse m’accorde aide `a ma subsistance ainsi qu’`a celle de ma famille, mais depuis quelque temps j’ai cess'e de la recevoir. J’etais venu `a Oranienbaum pour voir m-r Numers et lui demander de ne pas m’oublier, mais voil`a trois jours que je cherche en vain `a le voir; on me dit toujours qu’il est en ville. Faites-moi la gr^ace de me dire, si la grande-duchesse doit passer par cette all'ee, je l’attends depuis plusieurs heures pour me jeter `a ses pieds et lui exposer ma demande”. Ce r'ecit fait avec l’accent de la v'erit'e nous toucha tous beaucoup. Fredro parla au malheureux officier avec une bienveillance qui me donna une bien bonne opinion de son coeur. Il lui dit de venir le lendemain le trouver au palais et d’y demander m-r Fredro. “Le c[om]te Fredro?” – demanda le pauvre aveugle en se decouvrant. “Oui, monsieur”, r'epondit Fredro en rendant son salut au malheureux qui cependant ne pouvait pas le voir. Maman promit de parler de lui `a la grande-duchesse, Fredro, de faire de m^eme `a l’'egard de Numers, et j’esp`ere que ce pauvre homme sera consol'e. Nous continu^ames notre promenade en silence; cette rencontre nous avait attrist'es. Moi pour ma part, j’y r'efl'echis longuement et douloureusement. A cot'e du luxe et de l’insouciance d’une vie heureuse, que de mis`eres inconnues! Quel contraste avec la mani`ere dont nous avions pass'e la journ'ee avec les angoisses du pauvre homme pendant qu’il 'epiait la grande-duchesse pour lui adresser sa requ^ete. Quand nous rentr^ames on se rendait aux parterres, o`u le th'e 'etait servi. La fraicheur de la soir'ee nous fit rentrer au salon. On fit de la musique, je jouai, la grande-duchesse chanta.