Nous avons planté la tente près d’un lac, presque en bordure de route. Tyrone avait emporté du pain brun, des saucisses et du chou cuit. Nous nous sommes couchés tôt. Il avait avec lui un flacon de poteen, un alcool blanc de paysan, brûlant, écœurant, des épluchures de pomme de terre torturées en alambic. Nous l’avons bu à deux. Tyrone parlait. Il portait le flacon à ses lèvres, secouait la tête, grimaçait les yeux fermés et puis parlait encore. Il m’a dit qu’il en voulait aux Britanniques, qu’il avait pour leur guerre une colère infinie.
— Mais ne te trompe pas, m’a dit Tyrone Meehan. Je ne les déteste pas parce qu’ils nous combattent. Ce n’est rien, nous combattre. C’est la guerre. Ils nous emprisonnent, ils torturent nos gars, ils nous tuent, mais ce n’est pas pour ça que je leur en veux.
Je buvais au goulot. Une échappée brûlante. Tyrone était couché sur le dos, mains croisées sous sa nuque, recouvert d’une couverture de laine tricotée. Il avait allumé une lampe torche qui éclairait le bleu de la tente. J’étais allongé sur le côté. Je le regardais. Il parlait bas.
— J’en veux à ces salauds pour ce qu’ils ont fait de nous. Je leur en veux parce qu’ils nous ont obligés à tricher, à mentir et à tuer. Je déteste l’homme qu’ils ont fait de moi, a encore dit Tyrone Meehan.
J’ai dormi à sa droite, habillé, un peu ivre, le visage écrasé contre la toile. Au matin, la pluie m’a réveillé. Son crépitement glacé. Tyrone n’était pas là. J’avais le front lesté, les lèvres en pierre. J’ai ouvert la tente. Il était debout, de dos, face au lac noir. La brume se déchirait vers l’ouest et le ciel hésitait.
— Salut, fils, a dit Tyrone.
Mon traître avait entendu la fermeture éclair. Il ne m’a pas regardé. Il a ouvert le bras pour prendre mon épaule. Je suis venu à lui. Il fumait. Il m’a serré en frère. Comme il le faisait lorsque j’allais mal. Lorsque j’avais peur, quand je doutais de tout, quand parfois je croyais la guerre inutile ou perdue. Nous étions comme ça, à deux, face au lac, au milieu de son Irlande et sous son ciel. Il m’a pris par l’épaule. Il n’a rien dit, d’abord. Il a laissé le vent, la lumière effleurer les collines, les murets de pierres plates. Sa main, lourde sur mon épaule, ses yeux clos. Je l’ai regardé. J’étais fier. De sa confiance, surtout.
Après la mort de Jim, peu à peu, Tyrone avait accepté que j’aide le combat républicain. Que je mette ma chambre à disposition, comme je l’avais fait par le passé. Mais pour lui cette fois, et pour lui seul.
— Il n’y a que moi, tu m’entends ? Personne d’autre que moi, avait prévenu Tyrone. Les autres restent en dehors, tous. C’est la règle de la clandestinité.
Lorsqu’il venait en France, il disait qu’il allait à Dublin ou à Cork. Même Sheila le croyait en Irlande. A Paris, Tyrone n’était jamais accompagné. Il refusait que je vienne le chercher à l’aéroport. Ne pas être vus ensemble, c’était le protocole. Il se débrouillait et me retrouvait de nuit à mon atelier. Je lui donnais les clefs de la chambre de service et il les glissait dans ma boîte aux lettres deux jours après. Comme le faisaient les autres, avant leur arrestation. Parce que tous avaient été arrêtés. En décembre 1982, Paddy, qui recomptait l’argent dans les toilettes, fut interpellé à Roissy par la police française avec Mary, la femme à l’écharpe. Le petit roux avec une drôle de démarche, qui avait occupé ma chambre après lui, fut pris à Rosslare, par la Spécial Branch irlandaise en débarquant du ferry. Le grand type à barbe blanche, qui me saluait par la vitrine, s’appelait John McAnulty. Il fut intercepté gare Saint-Lazare, avec les deux jeunes gars tatoués qui jouaient au flipper dans ma brasserie. Ils prenaient le train pour Le Havre avec de faux passeports.
— On ne joue pas à la guerre, on la fait, disait Tyrone Meehan.
Lui ne buvait pas dans les cafés. Il ne faisait aucun signe par la vitre. Il ne traînait pas dans ma rue. Il traversait au bonhomme vert et dans les clous. Il prenait les clefs, les rendait. Jamais, nous ne parlions de ce qu’il faisait en France. Je l’imaginais. Il rendait visite à des évadés, il surveillait un transport d’armes, il veillait à la fabrication de faux papiers, il convoyait de l’argent. Je ne savais pas. Je tremblais pour lui. Quand je retrouvais Tyrone à Belfast, son voyage à Paris n’avait jamais existé. Voilà. C’était mon rôle. Un engagement minuscule. Tyrone Meehan en avait décidé ainsi. Il ne m’a jamais demandé autre chose que ma clef.