Le 6 novembre 1981, Jim O’Leary est mort aussi. Le mari de Cathy. Mon Jim. Tué par l’explosion d’une bombe qu’il fabriquait, au premier étage d’une maison en ruine, dans le bas de Falls Road. Deux autres soldats irlandais sont partis avec lui. Le laitier qui déposait les bouteilles au matin devant le pas des portes et un jeune gars de Bombay Street, avec qui je jouais de l’argent au snooker. J’étais à Paris. C’est Tyrone qui m’a téléphoné. Il n’a pris aucune précaution. Il m’a dit que Jim était mort. Que les Britanniques retenaient son corps mais que l’enterrement aurait lieu au début de la semaine suivante, probablement le mardi. J’ai fermé mon atelier. J’ai pris l’avion pour Dublin, puis le train pour Belfast. J’étais en pierre. Je n’ai pas dit un mot. Je n’ai répondu à personne, regardé personne. Je n’ai pas pleuré non plus, et à aucun moment. Sheila est venue me chercher à la gare. Juste une étreinte, sans phrase ou larme en trop. Devant la maison de Cathy et Jim, il y avait plusieurs centaines de personnes. La police royale d’Ulster et l’armée britannique les cernaient.
— C’est comme ça depuis hier, a dit Sheila.
Le cercueil était fermé, posé sur des tréteaux dans le petit salon. L’IRA l’avait drapé des couleurs nationales, avec son béret et ses gants. Je n’ai pas reconnu Cathy. Elle était terne et sèche. Elle m’a longuement enlacé. Ses bottines étaient posées sur la table du salon. Elle passait une peinture noire brillante, une peinture de modélisme sur les écorchures du cuir au talon. Tyrone est sorti de la cuisine avec un verre de lait. Il m’a pris dans ses bras. J’avais mon sac à la main. Je venais de Paris. J’arrivais de la paix. Il y a cinq heures, j’étais à un million de kilomètres de là. En fermant mon atelier, j’ai entendu un couple s’engueuler sur le trottoir.
— Tu seras toujours aussi conne ! disait l’homme.
— T’es pas obligé de vivre avec moi ! avait répondu la femme.
Je les ai détestés. J’ai haï ces gens, leur mépris l’un pour l’autre, cette rue, ces immeubles de pierre, ce soleil froid. Jim O’Leary est mort en Irlande. Jim O’Leary assemblait une bombe. Jim O’Leary faisait la guerre. Et ces deux-là s’insultent en pleine rue. Ces deux n’ont jamais manqué de pain. J’ai eu envie de vomir. Tyrone m’a accompagné derrière, m’a aidé à sortir de la maison. J’ai rendu ma bile le long du mur, la gorge, les yeux brûlés, avec les hélicoptères fracassants et les cris de la foule aux soldats.
En début d’après-midi, pour la deuxième fois en deux jours, les républicains ont essayé de sortir le cercueil de la maison. Les hommes étaient devant, les femmes derrière. Certaines avaient en main des battes de hurley. Les nationalistes étaient venus de partout pour prêter main-forte. Dès que le cercueil est apparu au-dessus des têtes, recouvert du drapeau, sur le seuil de la maison, les policiers anti-émeutes ont chargé la foule. J’étais dans le jardin, brutalement tombé sur le ventre, coincé contre le muret de rue. Il y avait deux enfants couchés à côté de moi. La police repoussait les catholiques à la matraque. Hurlements. Coups de feu. Odeur de poudre. C’était des balles plastique, tirées à quelques mètres, contre le premier rang des poings nus. Sous la bousculade, le cercueil a chaviré. Il a glissé des épaules. Il est tombé sur l’herbe, devant la maison. Des centaines d’hommes se sont rués sur les policiers. J’ai couru avec eux, j’ai hurlé avec eux. Je poussais les dos à deux mains pour respirer. J’ai vu Tyrone, à droite, tout devant, qui donnait des coups de pied dans un bouclier de plexiglas. Il a été frappé au front. Il saignait. D’autres saignaient. J’ai reçu une pierre sur la tête. Je me suis mordu la langue. J’ai craché par terre. Je saignais aussi. Le cercueil est rentré dans la maison, passé de main en main au-dessus des têtes. Immédiatement, les Britanniques ont desserré leur étau. Les républicains ont reculé aussi. Des jeunes arrivaient de tous les quartiers. Ils sautaient de mur en mur pour rejoindre la maison de Cathy et Jim.
— Tout le monde assis ! a hurlé Tyrone Meehan.