Je suis resté deux mois sans aller à Belfast. Je n’osais pas. Deux mois terré. Jim me donnait des nouvelles. Tyrone m’envoyait des posters, des autocollants. Bobby Sands a rejoint Connolly et Yeats sur le mur de mon atelier. J’enrageais. Un soir, j’ai quitté un repas ami parce qu’un type moquait le jeûne. Il disait que maigrir un peu faisait du bien à la santé. Il était ivre. C’était juste stupide. Je me suis emporté. J’ai crié qu’il ne savait rien de rien, qu’il parlait de choses tellement plus grandes que lui, que moi et qu’eux tous réunis autour de cette table. Le type a répondu qu’il en avait assez. Que je ne parlais que de ça. De ça ! De ça ! De l’Irlande du Nord, en boucle, en trombe, en vrille. Que je ne me rendais même pas compte, que je faisais chier tout le monde avec ces conneries. Que j’avais changé. Que je n’écoutais personne. Que j’avais perdu ma bonne humeur. Que j’avais toujours l’air sombre. Que j’étais ridicule avec mes mimiques soucieuses, mes musiques aux yeux clos, mes manières de complot, mes badges républicains l’hiver et mes maillots républicains l’été. Que j’étais monomaniaque. Que j’étais fou. Je me suis levé. Personne n’a pris ma défense. Pas un mot fraternel. Les amis n’osaient lever les yeux. Je les ai insultés en anglais, debout, penché, mains à plat sur la table. Le type a haussé les épaules en secouant la tête. Une fille a ri dans sa main. J’ai renversé ma chaise. Je suis parti. J’ai claqué la porte. J’ai marché dans la nuit d’avril avec les poings fermés. Je n’étais plus de ce lieu, de ces immeubles qui empêchent le ciel. Je n’étais plus rien ici. Je voulais Tyrone Meehan, Jim, leur regard, Falls Road, le sourire de Bobby Sands, l’odeur de tourbe à l’âtre, les clins d’œil au coin des rues, une main sur mon épaule, le cahot des taxis collectifs, les enfants en uniformes d’écoliers, les frites graissant le journal roulé en cornet, ma pinte de bière noire, le métal des blindés ennemis, l’aigrelet des fifres, le sourd des tambours, le ciel d’Irlande, sa pluie, sa peau. On m’a dit qu’à Long Kesh, matin, midi et soir, les gardiens apportaient son plateau-repas à Bobby. Ils le posaient à côté de lui. Ils faisaient comme si rien. Ils étaient certains que ce cérémonial le briserait. Ils attendaient qu’il renonce. Depuis des semaines, l’odeur même de la nourriture me faisait peine. J’ai marché longtemps. J’ai traversé des rues, longé des immeubles tête basse, je respirais tous les cent pas. J’avais trop bu, trop mangé. Le rire de la fille cognait, les gestes du garçon, le silence des autres. Je décidai de renoncer à eux.
Boulevard de Sébastopol, sur le trottoir, un homme avait levé un abri de carton pour s’y tenir couché. Quatre murs en rempart, un toit ondulé. Des pancartes étaient accrochées tout autour. Il expliquait qu’il était commerçant, qu’il fermait sa chemiserie à cause des taxes, du fisc. Le chiffre 4 était tracé à la craie bleue sur une ardoise. Pour se faire entendre, le commerçant s’était mis en grève de la faim. C’était le quatrième jour. Il était à la porte de son refuge, allongé sur un lit pliant, une bouteille d’eau posée près d’une coupelle de sucre. Je l’ai regardé. Il avait les cheveux plaqués, la barbe des lendemains, des cernes et la peau triste. Je ne le croyais pas. Ni sa grève, ni sa colère, ni sa douleur, je n’acceptais rien de lui. Il écoutait la radio. Une dame accroupie lui parlait. Ils riaient de quelque chose que je ne savais pas. Et puis il m’a observé. Il s’est inquiété de moi. De mes yeux. Il a mal souri quand je me suis approché. Il avait peur. J’ai arraché les pancartes avec violence. J’ai donné des coups de pied dans les cartons. Je hurlais. J’ai crié au commerçant qu’il ne mourrait pas. Qu’il n’en aurait jamais le courage. Qu’il me faisait honte. Qu’il salissait le combat d’autres hommes que lui. Je pleurais. J’ai renversé sa bouteille d’eau. La femme est partie à reculons. L’homme a quitté son lit et traversé la rue en courant. Je me suis retrouvé debout au milieu du désordre, dans les cartons piétines, le lit basculé, les tracts épars. J’attendais quelque chose ou quelqu’un pour me battre. Je ne soupçonnais pas une telle haine en moi. De l’autre côté du boulevard, un couple me dévisageait. J’étais penché, jambes écartées, poings serrés, gueule ouverte, je respirais comme un chien. Un jeune gars a détourné la tête et repris son chemin. Les voitures passaient.