La foule s’est assise là où elle était. Devant la maison, dans le jardin, sur les trottoirs, au milieu de la rue. Je suis resté debout un instant. Nous étions près de trois cents. Des vieux, des très jeunes. Pas de peur. De la colère. Les policiers s’étaient regroupés plus haut, au carrefour. Des blindés de l’armée avaient pris position. Je suis rentré dans la maison. La mère de Jim était là. Elle parlait avec Cathy et Tyrone, dans la cuisine. Tyrone avait l’air ennuyé. Il a haussé les épaules. Il a souri. Il a pris Cathy par les épaules en disant que c’était d’accord. Deux jeunes hommes ont alors replié le drapeau républicain, enlevé les gants et le béret de dessus le cercueil pour les glisser sous leurs blousons. Un prêtre était là. Il a dit que c’était une solution sage. Qu’il fallait aussi penser à la famille. Tyrone est sorti dans la rue. Il m’a demandé de le suivre. Nous avons enjambé la foule assise. Il marchait vite. Je le suivais sans savoir. J’avais la langue douloureuse. D’une main, il tenait une compresse sanglante sur son front. Nous avons marché vers les policiers. Deux officiers se sont détachés. Tyrone a dit que le cercueil était nu. Que le drapeau et les gants avaient été enlevés. Un policier a répondu qu’au moindre signe d’enterrement militaire, dans la rue, sur le chemin, dans le cimetière et même après la cérémonie, ses hommes interviendraient. Il a dit qu’il tenait Meehan pour personnellement responsable. Tyrone a craché par terre. Il a jeté son linge souillé au pied du policier et nous sommes rentrés dans la maison.
Lorsque
le cercueil est apparu, la foule s’est levée en silence.
Le prêtre ouvrait la marche. Deux femmes et quatre hommes
soutenaient le corps de Jim. Cathy et sa sœur, d’abord.
Puis Tyrone et des visages connus. Trois porteurs de chaque côté.
La foule s’était ouverte. Les gens se signaient en
silence. Aucun autre bruit que les pas raclés sur la rue.
Après quelques dizaines de mètres, les six porteurs ont
été remplacés. Et puis d’autres plus loin.
Et encore d’autres après. Tyrone me cherchait. Sans un
mot, il m’a pris par le bras et placé derrière
les porteurs suivants. Cathy pleurait, tête basse, elle portait
dans les bras une photo encadrée de Jim et Denis, leur fils.
Sheila pleurait. Je crois que je pleurais aussi. Il y eut un ordre
bref. J’ai suivi la relève. J’ai calé le
bas du cercueil entre mon épaule gauche et mon oreille, joue
écrasée contre les moulures du bois. J’étais
le porteur du milieu. Sur mon épaule droite, je sentais la
main ferme du porteur d’en face. Il m’enserrait comme on
protège. Mon bras gauche était tendu vers lui, à
l’horizontale sous la charge funèbre, et mes doigts,
tout au bout, écrasaient son épaule. De la main droite,
j’ai agrippé la poignée de laiton ouvragé
qui pendait à hauteur de mon front. Voilà donc ce
qu’était un cercueil porté à dos d’homme.
J’avais la nuque douloureuse et mes jambes tremblaient.
A la nuit tombée, bien plus tard, à l’heure où les rues ici ne servent à rien, une unité de volunteers s’est rendue sur la tombe de Jim O’Leary. Quatre hommes, en uniformes de parade, brassards tricolores, foulards sur la bouche, armés de fusils d’assaut. Comme ils l’avaient fait pour Bobby Sands, ils ont tiré trois salves d’honneur au-dessus de la tombe fraîche.