Et il lance d'une voix forte à Roederer, au moment où celui-ci sort :
- Je ne fais rien que par devoir et par attachement pour la France.
Le jeudi 23 mars, il lit une dépêche qui vient d'être transmise par le télégraphe : « Un officier français a été arrêté à Braunau, et les dépêches dont il était porteur lui ont été enlevées de vive force par les Autrichiens, quoique scellées des armes de la France. »
À 16 heures, il convoque le comte de Montesquiou, grand chambellan.
Il dit d'une voix sourde :
- Faites savoir à M. le comte de Metternich que l'Empereur et Roi ne recevra pas ce soir.
Quelques mots prononcés et la guerre s'est encore approchée.
Il donne l'ordre à Berthier de partir pour l'Allemagne et de prendre le commandement de toute l'armée, dans l'attente de son arrivée.
Chaque jour, les dépêches qu'il ouvre annoncent que la guerre a fait un pas de plus. L'archiduc Charles proclame le 6 avril que « la défense de la patrie appelle à de nouveaux devoirs ». Le 11, la flotte anglaise attaque des navires français dans la rade de l'île d'Aix.
Le mercredi 12 avril, à 19 heures, Napoléon confère avec son aide de camp, Lauriston, et Cambacérès. Un courrier du maréchal Berthier est annoncé. D'un signe, Napoléon le fait entrer. Il lit la dépêche. Sa poitrine tout à coup est serrée par un étau, sa gorge prise. Ses yeux brûlent comme s'il pleurait. Puis il dit sans tourner la tête afin qu'on ne voie pas ses yeux, et les mots viennent lentement :
- Ils ont passé l'Inn, c'est la guerre.
Il partira donc cette nuit.
Il est calme maintenant. Au dîner, l'Impératrice insiste à nouveau pour l'accompagner. Il la regarde distraitement, dit : « Entendu. »
Dans son cabinet de travail, il dicte des lettres à Joseph, à Eugène. L'archiduc Jean serait entré en Italie, par Caporetto. Il faut le contenir, le refouler, marcher sur Vienne.
Il boit à petites gorgées du café. Il reçoit Fouché vers 23 heures. Il faut bien lui faire confiance pour tenir le pays, envoyer des espions dans toute l'Allemagne. Pas de guerre sans police et sans renseignement.
Il se couche à minuit.
Le temps est revenu des sommeils hachés.
À 2 heures, il se réveille. Partir, combattre, c'est son destin. Vaincre, c'est son devoir.
À 4 h 20, il monte dans la berline. Les lampes à huile sont allumées, les portefeuilles, pour qu'il puisse travailler, sont posés sur une banquette. Joséphine est assise dans un des coins de la voiture, les jambes enveloppées d'une fourrure. Il ne la regarde pas. Il donne le signal du départ. Il entend le galop de l'escadron des chasseurs de la Garde qui sert d'escorte.
C'est le refrain de sa vie.
24.
De temps à autre, quand la berline est trop secouée pour que Napoléon puisse lire ou étudier les cartes, il observe Joséphine. Elle dort. Les cahots de la route font glisser peu à peu le voile avec lequel elle voulait cacher son visage. Il voit cette « vieille femme » dont le sommeil affaisse les traits. Sa respiration est bruyante, et quand elle entrouvre les lèvres il aperçoit ses dents noires, petites, ébréchées, qu'elle a toujours tenté de dissimuler.
Il ne doit pas détourner les yeux. Il ose regarder les cadavres sur le champ de bataille ou, pis encore, voir les jeunes soldats s'élancer alors que la mort va les prendre par milliers. Il a depuis toujours affronté la vérité.
Il regarde longuement Joséphine. À quoi servirait de vaincre, d'envoyer des hommes mourir, s'il restait sans héritier, époux de cette vieille femme ?
Il doit, pour assurer l'avenir de sa dynastie, pour que les batailles qu'il va livrer aient un sens, divorcer, et peut-être ainsi, par un mariage princier et le fils qui en naîtra, désarmer l'hostilité de ces cours, Vienne ou Saint-Pétersbourg, les plus puissantes, celles qui ne l'ont pas encore accepté.
Il va conquérir Vienne une nouvelle fois. Il le faut. Il va contraindre le tsar, une fois l'Autriche vaincue, à être fidèle à l'alliance de Tilsit. Il faut que l'une ou l'autre de ces dynasties lui donne l'une de ses jeunes filles en mariage. Voilà le but.
Joséphine peut-elle imaginer cela alors qu'elle se réveille, qu'elle lui jette un regard chargé d'inquiétude, qu'elle relève son voile dans un geste rapide et apeuré ?
Elle l'attendra à Strasbourg, dit-il. Il ira seul à Vienne.