Cependant qu'il roule vers Donauwerth, où déjà il fit campagne en 1805, il se souvient de ces années, les plus insupportables de sa vie, quand il devait quémander un rôle à Pascal Paoli, à un Barras. Il n'a eu de cesse que de ne plus dépendre que de lui-même. Et du destin.
Dans l'auberge de Donauwerth, où il arrive le lundi 17 avril à 6 heures, il fait étaler les cartes sur une grande table. Les dépêches arrivent. Bacler d'Albe commence à pointer les épingles qui jalonnent la marche des troupes de l'archiduc Charles.
Tout se joue à cet instant. Il fait seller un cheval, part inspecter les fortifications de la petite ville. Il s'arrête au sommet d'une hauteur. Dans le brouillard, il distingue les rives du Danube, la large saignée noire du fleuve. Au bout, là-bas, Vienne.
Il rentre à l'auberge au galop, se précipite vers la carte. Un message de Davout confirme que l'archiduc Charles se dirige vers Ratisbonne.
Est-ce possible ?
Les aides de camp confirment l'information. Il se penche sur la carte, marche dans la pièce. Il voit toute la partie qui s'engage. Elle est jouée dans sa tête.
- Ah, monsieur le prince Charles, lance-t-il, je vous aurai à bon compte !
Il donne les ordres, dicte les messages. Il va attaquer l'archiduc Charles sur son flanc sud. Maintenant, c'est le « foutu métier » qui commence.
Il se lève à 4 heures le mardi 18 avril. D'abord l'étude des cartes à la lueur des lanternes. Puis la dictée des messages. À Davout, à Masséna.
« Dans un seul mot vous allez comprendre ce dont il s'agit. Le prince Charles avec toute son armée a débouché hier de Landshut sur Ratisbonne. Il avait trois corps d'armée évalués à quatre-vingt mille hommes. Vous voyez actuellement que jamais circonstance ne voulut qu'un mouvement soit plus actif et plus rapide que celui-ci. Activité, activité, vitesse ! Je me recommande à vous. »
Puis, à cheval.
Sur la grand-route de Neustadt à Oberhausen, il distingue entre les arbres un monument, celui de La Tour d'Auvergne. Il lève son chapeau. Il aime retrouver les traces de ces Français d'avant lui, dont il ravive les exploits.
Après lui, quelqu'un viendra-t-il ?
Il court les routes, les champs. Il est à Ingolstadt, dans le château royal, mais il repart aussitôt découvrir les hauteurs qui dominent le Danube.
À Ziegelstadel au milieu de l'après-midi du mercredi 19, il est épuisé, le corps moulu. Les troupes du corps de Davout passent. Un boulanger sort de sa maison, lui apporte un fauteuil de bois. Il s'y laisse tomber. Il sent les regards des soldats qui défilent à quelques mètres de lui. Il est fatigué comme ils le sont tous. Ils aiment ce partage, cette égalité dans la guerre. C'est son travail d'être là sur le bord de la route, sur le champ de bataille, et, la nuit, d'étudier les cartes, de conduire ces hommes à la victoire.
Il se redresse.
- Le travail est mon élément, dit-il à Savary en remontant à cheval. Je suis né et construit pour le travail. Je connais la limite de mes jambes. Je connais la limite de mes yeux. Je ne connais pas celles de mon travail.
Il arrive au château de Vohburg, la nuit est tombée. Il ouvre une fenêtre. Il lui semble entendre la rumeur du fleuve.
Si la partie se déroule comme il l'a prévu, si les hommes exécutent les plans qu'il a conçus, alors Vienne va tomber, et une fois encore, comme à Marengo, Austerlitz ou Friedland, il aura relevé le défi. Et, à Paris, les bavards, les blafards rentreront dans leurs trous. Mais jusques à quand ce tourbillon de guerres ? Dont les généraux se plaignent, il le sait.
Il est plus de 23 heures ce mercredi 19 avril. Demain, on livrera bataille. Il aperçoit, entrant dans la cour du château, la silhouette du maréchal Lannes, duc de Montebello. Peut-être le meilleur de ses soldats.
Lannes s'avance d'un pas lent dans la grande pièce éclairée par des cierges pris à l'église voisine.
- Combien de blessures as-tu ? murmure Napoléon.
Lannes hoche la tête.
- J'oublie tout lorsque le métier m'appelle, dit-il.
Blessé à Arcole, à Saint-Jean-d'Acre, à Aboukir, à Pultusk. Deux fois encore, avant Arcole.
Lannes va et vient, la tête baissée.
- Je crains la guerre, dit-il. Le premier bruit de guerre me fait frissonner. On étourdit les hommes pour mieux les mener à la mort.
- Est-ce moi ? murmure Napoléon en lui prenant le bras.
Ces guerres, l'Angleterre les organise, les provoque, même si celle-ci, c'est l'Autriche qui l'a suscitée.
Il parle, explique pour convaincre. Lannes a le courage d'un Murat et d'un Ney. Si même les meilleurs doutent...