Il se redresse enfin. Il lance des ordres. Il faut tenir Essling à tout prix pour que la retraite des troupes engagées sur la rive gauche soit protégée. Il ne peut rester immobile, il galope à nouveau jusqu'au petit pont. Il veut savoir. Il aperçoit Lannes avec la jambe gauche coupée. L'émotion à nouveau, irrépressible. Il ne veut pas que... Il s'agenouille. Il l'embrasse. Il respire l'odeur de son sang. Il serre le corps de Lannes. Le sang tache son gilet blanc.
Lannes le retient, s'agrippe.
- Tu vivras, mon ami, tu vivras.
Napoléon s'éloigne.
Les troupes harassées mais marchant en ligne passent le petit pont, établissent leur bivouac dans l'île Lobau, sur laquelle commencent à tomber quelques boulets autrichiens.
Il faut tenir l'île, détruire le petit pont après le passage des dernières unités. Et, le grand pont réparé, ne laisser dans l'île que des batteries de canon et les hommes nécessaires à sa défense.
Il regagne le village d'Ebersdorf sur la rive droite. Il n'a pas gagné cette bataille d'Essling, mais il ne l'a pas perdue. Cependant vingt mille hommes sont morts.
Le maréchal agonise dans la chaleur accablante de ces derniers jours de mai.
L'armée d'Italie a enfin rejoint l'armée du Rhin. Il faut saluer ce succès.
« Soldats de l'armée d'Italie, vous avez glorieusement atteint le but que je vous avais marqué. Soyez les bienvenus ! Je suis content de vous. »
« Soldats, reprend-il, cette armée autrichienne avait la prétention de briser ma couronne de fer ; battue, dispersée, anéantie grâce à vous, elle sera un exemple de la vérité de cette devise :
Il s'assied dans cette maison d'Ebersdorf qui lui sert de quartier général. On a fermé les volets tant la chaleur est forte.
La gangrène doit avoir rongé tout le corps de Lannes.
Il ne doit pas y penser.
« Mon amie, écrit-il à Joséphine, je t'envoie un page pour t'apprendre qu'Eugène m'a rejoint avec toute son armée ; qu'il avait parfaitement rempli le but que je lui avais demandé... Je t'envoie ma proclamation à l'armée d'Italie, qui te fera comprendre tout cela.
« Je me porte fort bien.
« Tout à toi.
« Napoléon
« P.-S. Tu peux faire imprimer cette proclamation à Strasbourg et la faire traduire en français et en allemand pour qu'on la répande dans toute l'Allemagne. Remets au page qui va à Paris une copie de la proclamation. »
Il reste dans la pénombre de la maison d'Ebersdorf. C'est un moment de calme entre deux tempêtes. Il voit Berthier à chaque instant de la journée : il faut se préparer à la prochaine bataille, rebâtir les ponts, remplir les magasins de vivres et de munitions, rassembler les armées, placer les blessés dans les hôpitaux de Vienne.
Il sort chaque matin et chaque soir pour se rendre au chevet de Lannes, installé dans une maison voisine.
Napoléon l'écarte. Il s'agenouille, il serre Lannes contre lui.
- Quelle perte pour la France et pour moi, murmure-t-il.
Il ne peut plus. Il pleure.
Il veut garder ce corps contre lui. Le réchauffer.
On le tire. On l'oblige à se relever. C'est Berthier. Le général Bertrand et les officiers du génie attendent ses ordres, explique-t-il.
Napoléon s'éloigne, revient. Il faut que le corps de Lannes soit embaumé, porté en France, dit-il.
Il va vers Bertrand.
- Les ponts..., commence-t-il.
Dans la pièce sombre de la maison d'Ebersdorf, il écrit à la maréchale Lannes, duchesse de Montebello.