Il sait que Marie est là, à Paris, arrivée de Varsovie avec son frère. Elle l'attend. Duroc l'a installée dans un hôtel particulier, au 48 de la rue de la Victoire.
Napoléon saute de voiture et traverse d'un pas rapide la cour des Tuileries. Sur le perron, malgré le froid de cette nuit du 1er
janvier 1808, les ministres et les dignitaires s'empressent pour le saluer. Le palais est illuminé. Il les ignore, se dirige vers Talleyrand, l'entraîne dans le salon proche du cabinet de travail.Marie est là, mais il doit prendre des décisions. La politique est sa seule souveraine absolue. Il ne peut se rendre auprès de Marie s'il n'a pas mis de l'ordre dans ses idées.
Durant ce voyage d'une semaine entre Milan et Paris, il a écrit, dicté, pensé.
Il a ordonné que de nouvelles troupes entrent en Espagne. Il doit être prêt à saisir l'occasion, si elle se présente, d'assujettir ce royaume à l'Empire. « Pays de moines et de prêtres qui a besoin d'une révolution ! » marmonne-t-il en se tournant vers Talleyrand. Et comme tout se tient, ajoute-t-il, il a demandé au général Miollis d'occuper Rome, puisque Pie VII s'obstine à ne pas interdire les relations des États pontificaux avec l'Angleterre.
Marie est là, mais il doit conférer avec Talleyrand.
Il arrête d'un mot les politesses et les compliments que le prince de Bénévent a commencé d'égrener. Point de faux-fuyant. Que pense Talleyrand de la situation en Espagne ?
- Si la guerre s'allumait, dit Napoléon, tout serait perdu. C'est à la politique et aux négociations qu'il appartient de décider des destinées de l'Espagne.
Talleyrand approuve, incline la tête.
- La Couronne d'Espagne a appartenu depuis Louis XIV à la famille qui régnait sur la France, murmure-t-il. C'est donc une des belles portions de l'héritage du grand roi.
Il hausse le ton.
- Et cet héritage, l'Empereur doit le recueillir tout entier ; il n'en doit, il n'en peut abandonner aucune partie.
Napoléon fixe longtemps Talleyrand. Le vice-Grand Électeur est rarement aussi net dans ses avis.
- Et la Turquie, les Indes, dit Napoléon. La France et la Russie, ensemble...
Ce rêve d'Orient l'habite depuis si longtemps ! Peut-être est-ce le moment de le réaliser, avec l'aide d'Alexandre Ier
.Talleyrand paraît songeur. Il faut le presser pour qu'il parle.
- Si la Russie obtient Constantinople et les Dardanelles, dit-il enfin, on pourra, je crois, lui faire tout envisager sans inquiétude.
Puis Talleyrand, longuement, évoque la position des puissances. L'Angleterre est décidée à la guerre à outrance. L'Autriche peut être une alliée. La Prusse se réveille déjà. La Russie veut conquérir la Finlande, les provinces du Danube, utiliser l'appui de la France pour atteindre la mer et Constantinople. Sa grande et permanente ambition.
Napoléon écoute. Il avait besoin de cette longue conversation avec Talleyrand, pour se plonger tout entier, dès l'instant du retour à Paris, dans l'ordre implacable du monde. L'entretien, il s'en rend compte tout à coup, a duré cinq heures. Il renvoie Talleyrand d'un mouvement de tête. Maintenant, c'est à lui de décider.
La nuit est avancée.
Il demande à Constant que l'on aille chercher Marie Walewska, qu'on la conduise par l'escalier dérobé à son appartement.
L'Impératrice n'osera pas s'y rendre sans être annoncée. Elle se terre. Elle craint tant le divorce qu'elle préfère se faire oublier, comme s'il suffisait qu'elle soit discrète pour éviter la répudiation, sa hantise.
Il attend Marie avec fébrilité. Voilà des mois qu'il n'a pas vu cet « ange ». Les autres femmes, celles de quelques nuits, ne sont rien.
Constant ouvre la porte, s'efface.
Voici son « ange », timide, émue, hésitante. Son visage qu'il serre entre ses mains est glacé.
Il la retrouve telle qu'il l'a laissée, si jeune, si désintéressée. Il l'aime. Elle est son luxe suprême et sa grâce. « Mon épouse polonaise. »
Elle l'aime pour ce qu'il est et non pour ce qu'il donne ou promet.
Il convoque le grand maréchal du palais dès le lendemain matin. Duroc devra désormais, lui dit-il, veiller sur Marie Walewska. Qu'il prenne ses ordres chaque matin chez elle et qu'il invite le docteur Corvisart à s'enquérir régulièrement de sa santé.
Il a un sourire fugitif, puis il s'assied à sa table de travail.
Mais, au moment de lire la première, il regarde à nouveau Duroc, lui sourit plus longuement, comme on le fait à un complice.
Il se sent bien, comme s'il venait d'ajouter un chapitre heureux à sa vie. Et il en remercie le destin si généreux avec lui.