Lucien doit divorcer, rentrer dans la famille impériale comme l'a fait Jérôme, parce que c'est l'intérêt dynastique, que sa fille Charlotte peut être mariée à Ferdinand, le prince des Asturies.
Napoléon se lève enfin.
L'émotion le submerge. Voilà des années qu'il n'a pas vu Lucien, ce frère qui, le 18 Brumaire, l'a peut-être sauvé des stylets, mais qui depuis s'oppose à lui. Il l'embrasse, le serre contre lui.
- Eh bien, c'est donc vous... Vous êtes très bien ; vous étiez trop maigre, à présent je vous trouve presque beau.
Napoléon prend une prise de tabac.
- Je suis bien aussi, ajoute-t-il, mais j'engraisse trop, et je crains d'engraisser davantage.
Il écoute à peine Lucien, qui parle de sa femme, de son honneur, de la religion, de ses devoirs.
- Et la politique, monsieur ? s'exclame-t-il. Et la politique ?.. La comptez-vous pour rien ? Vous dites toujours
Il s'interrompt.
- Ce que je veux, c'est un divorce pur et simple.
Il regarde longuement Lucien, mais celui-ci ne baisse pas les yeux.
- À mes yeux, Sire, murmure-t-il, séparation, divorce, nullité de mariage et tout ce qui tiendra à une séparation de ma femme, me paraît déshonorant, pour moi et mes enfants, et je ne ferai rien de pareil, je vous en assure...
- Écoutez-moi bien, Lucien, pesez bien toutes mes paroles. Surtout ne nous fâchons pas.
Il marche dans la pièce, respire bruyamment.
- Je suis trop puissant pour vouloir m'exposer à me fâcher. Mais...
Il revient vers Lucien.
- Si vous n'êtes pas avec moi, je vous le dis, l'Europe est trop petite pour nous deux.
Une bûche s'effondre dans la cheminée dans un grand craquement.
Napoléon prise à nouveau. Ce frère qui résiste l'irrite et le fascine.
- Moi, je ne veux pas de tragédies, entendez-vous ? dit-il.
Il faut se maîtriser, raconter, parler de Joséphine, « cette femme-là qui pleure toutes les fois qu'elle a une mauvaise digestion ». Il a déjà dit cela à Duroc, mais il faut que Lucien apprenne que l'Empereur lui-même est décidé au divorce.
- Je ne suis pas impuissant comme vous le disiez tous, continue Napoléon. Je suis amoureux. Mais toujours subordonnément à ma politique, qui veut que j'épouse une princesse, quoique je préférerais bien couronner ma maîtresse. C'est ainsi que je voudrais vous voir pour votre femme.
- Sire, je penserais comme Votre Majesté si ma femme n'était que ma maîtresse.
- Allons, allons, je le vois bien, vous êtes incorrigible !
Il pose la main sur l'épaule de Lucien.
- Vous devriez rester avec moi ces trois jours : je vous ferai dresser un lit auprès de ma chambre à coucher.
Lucien secoue la tête. Il parle de la maladie de l'un de ses enfants.
- Eh bien, partez, puisque vous le voulez, et tenez-moi parole.
La nuit a passé.
Cette discussion l'a davantage épuisé qu'une nuit de bataille.
Il veut expliquer. Il écrit à Joseph, cet aîné qu'il a fait roi de Naples et qui l'a si souvent déçu.
« Mon frère, j'ai vu Lucien à Mantoue, j'ai causé avec lui pendant plusieurs heures. Ses pensées et sa langue sont si loin de la mienne que j'ai eu peine à saisir ce qu'il voulait. Il me semble qu'il m'a dit qu'il voulait envoyer sa fille aînée à Paris, près de sa grand-mère... J'ai épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir de ramener Lucien - qui est encore dans sa première jeunesse1 - à l'emploi de ses talents pour moi et la patrie ; je ne vois point ce qu'il pourrait actuellement alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à couvert ; ainsi, j'ai donc pourvu à tout... Le divorce une fois fait avec Mme Jouberthon... qu'il veuille vivre avec elle non comme avec une princesse sa femme, et dans une telle intimité qu'il lui plaira, je n'y mettrai point d'obstacle. Car c'est la politique seulement qui m'intéresse. Après cela, je ne veux point contrarier ses goûts et ses passions. Voilà mes propositions. Qu'il m'envoie une déclaration que sa fille part pour Paris et qu'il la met entièrement à ma disposition, car il n'y a pas un moment à perdre, les événements pressent et il faut que les destinées s'accomplissent. »
C'est le jeudi 24 décembre 1807. Il part de Milan pour Paris à 6 heures du matin.
1- Il est né en 1775, il a donc trente-deux ans.
Quatrième partie
Quand mon grand char politique
est lancé, il faut qu'il passe.
Malheur à qui se trouve sous les roues
1er
janvier 1808 - 14 octobre 180815.
Il est à Paris, enfin. Le voyage lui a paru interminable. Pluie, grêle, vent, cahots. Après Turin, il a renoncé à toutes les étapes, ordonnant que la voiture ne s'arrête aux relais que le temps de changer au plus vite de chevaux.