Cette phrase qu'il vient de dicter le trouble. Est-il sûr de cela ? Ne cherche-t-il pas, depuis qu'il a accédé au pouvoir, à se concilier les privilégiés de l'ancienne noblesse ? Ne veut-il pas constituer une dynastie alliée aux vieilles familles régnantes ?
Il rentre dans son cabinet, rejette la lettre qu'il destinait à Jérôme. Il se sent hésitant, déchiré.
Il ne le supporte pas.
Il va quitter le château de Fontainebleau, dit-il tout à coup, pour se rendre en Italie. Voilà deux ans, depuis le printemps 1805, qu'il n'a pas visité ce royaume, dont il porte la couronne de fer. Il est temps.
Il répond à peine à Joséphine qui veut être du voyage.
Il part aussi pour la fuir, pour ne plus voir ce visage dont la tristesse l'accuse.
- Figurez-vous que cette femme-là pleure toutes les fois qu'elle a une mauvaise digestion, parce qu'elle se croit empoisonnée par ceux qui veulent que je me marie avec quelqu'un d'autre, c'est détestable, dit-il d'un ton impatient à Duroc.
Peut-être pourra-t-il, en Italie, prendre une décision.
Il se souvient brusquement de la sœur d'Augusta de Bavière, Charlotte. Il a organisé le mariage d'Augusta et d'Eugène de Beauharnais. S'il épousait Charlotte ? Il dicte fébrilement une lettre d'invitation au roi et à la reine de Bavière, d'avoir à se trouver à Vérone avec leur fille. Voyons-la !
Puis, le 15 novembre, la veille de son départ pour Milan, il est à nouveau saisi par le doute. Il reprend sa lettre à Jérôme.
« Soyez roi constitutionnel », lui écrit-il.
Lui ne l'est pas. Il a choisi de mêler l'ancien et le nouveau. D'habiller les idées libérales sous les vieux oripeaux des préjugés, dont il a mesuré l'importance.
Et c'est pour cela qu'il a tissé cette trame avec les familles régnantes. Pour cela qu'il va rencontrer le roi et la reine de Bavière à Vérone. Mais que Jérôme ne se méprenne pas :
« Que la majorité de votre Conseil soit composée de non-nobles », écrit-il.
Il sourit, ajoute :
« Sans que personne ne s'aperçoive de cette habituelle bienveillance à maintenir en majorité le tiers état dans tous les emplois. »
Car, s'il est sûr que ce n'est jamais le passé qui l'emporte, il faut ruser. Même lorsqu'on est l'Empereur des rois.
1- Ancien ambassadeur de Russie à Paris, qui a été rappelé à la fin de 1803 sur les plaintes de Bonaparte.
14.
Napoléon commence à fredonner. La voiture vient à peine de quitter la cour du château de Fontainebleau, ce lundi 16 novembre 1807, et il est déjà joyeux. Il retrouve les paroles de cette chanson que souvent les soldats, quand il passe devant eux, avant la bataille, entonnent :
Il rit, pince l'oreille de son secrétaire assis dans la berline.
Il se sent rajeuni, débarrassé de ce poids qu'est la présence larmoyante de Joséphine.
Elle n'a pas pu lui donner un fils. Elle a porté ses enfants avant de le rencontrer. Est-ce sa faute à lui ? N'est-il pas légitime qu'il veuille qu'un fils lui succède ? C'est l'exigence de sa dynastie, de sa politique.
Il va résoudre cette question, puisqu'elle est déjà réglée dans sa tête. Sera-ce une princesse allemande, Charlotte de Bavière, ou bien une grande-duchesse russe ?
Il rit à nouveau, reprend le refrain :
Il a l'impression d'aller vers une nouvelle jeunesse.
Il se penche. Il aime cette route qui par le Bourbonnais conduit à Lyon, Chambéry, Milan. C'est le chemin de l'Italie, le pays où son destin s'est joué, à Lodi, à Arcole, à Marengo. Là, il a prouvé ce qu'il pouvait devenir. Là, à Campoformio, il a commencé à dessiner une nouvelle carte de l'Europe. Il va à la rencontre de sa jeunesse glorieuse, mais il est devenu empereur et roi, et il va rassembler autour de lui tous ces souverains qu'il a couronnés, qui sont ses vassaux.
Il fredonne :
Il est heureux d'être seul, enfin, comme un jeune empereur de trente-huit ans auquel tout est promis, tout est permis.
On l'acclame lorsque, le dimanche 22 novembre, il entre dans la cathédrale de Milan pour assister au
Le soir, à la Scala, la salle n'en finit plus de l'applaudir et de crier.
Il regarde les femmes, il fait baisser les yeux des hommes. Il réunit les ministres, il donne des ordres à Eugène de Beauharnais, vice-roi. Il se rend au chevet d'Augusta de Bavière, cette épouse qu'il lui a donnée.