« Monsieur Fouché, depuis quinze jours, il me revient de votre part des folies ; il est temps que vous y mettiez un terme et que vous cessiez de vous mêler directement ou indirectement d'une chose qui ne saurait vous regarder, d'aucune manière ; telle est ma volonté.
« Napoléon »
Il a fermé dans sa tête ce tiroir du divorce. Pour l'instant. Il s'étonne même d'y avoir consacré tant de temps. Il n'en veut pas à Fouché. Peut-être cela prépare-t-il l'avenir.
Il se lève, ce vendredi 6 novembre 1807, avec le sentiment qu'il est plus léger. Les grandes choses qu'il doit accomplir n'attendent pas. Il interpelle le ministre de l'Intérieur, Crétet. Où en sont les grands travaux ? Qu'a-t-on entrepris pour faire disparaître la mendicité ?
- J'ai fait consister la gloire de mon règne à changer la face du territoire de mon Empire, dit-il.
Il examine les projets. Ouvrons « soixante ou cent maisons pour l'extirpation de la mendicité », dit-il. Au travail, de l'énergie ! « Faites courir tout cela et ne vous endormez pas dans le travail ordinaire des bureaux ! »
Ce ministre comprendra-t-il ? Il lui lance :
- Il ne faut point passer sur cette terre sans y laisser des traces qui recommandent notre mémoire à la postérité.
Il appelle Constant.
Il veut arborer, aujourd'hui, tout le jour, le grand cordon de Saint-André, la décoration que le tsar lui a remise. Les hommes sont sensibles à ces détails futiles. Et il reçoit le nouvel ambassadeur de Russie, le comte Tolstoï.
Il va au-devant du comte Tolstoï dans la grande galerie du château de Fontainebleau. Il faut sourire, séduire. Cette alliance avec la Russie est nécessaire. Mais cet homme au teint pâle ne lui plaît pas. Le comte Tolstoï répond par monosyllabes. Il ne remercie pas pour la résidence qui lui a été offerte, un hôtel particulier meublé, me Cerutti, acheté à Murat. Il se dérobe aux questions.
- Le Prussien vous jouera encore de mauvais tours, dit Napoléon.
Évacuer la Prusse ? Pourquoi pas ? poursuit-il.
Il prend Tolstoï par le bras. Il sent le comte Tolstoï se raidir.
- Mais on ne déplace pas une armée comme on prend une prise de tabac, ajoute Napoléon.
L'ambassadeur ne sourit pas, ne semble même pas avoir remarqué le cordon de Saint-André.
Napoléon s'écarte.
Il doit donc toute la journée entourer Tolstoï de prévenances, multiplier les signes de considération.
Le lendemain, il convoque le grand écuyer Caulaincourt.
- Il me faut à Pétersbourg, dit-il, un homme bien né, dont les formes, la représentation et la prévenance pour les femmes et la société plaisent à la cour. Savary a envie de rester à Pétersbourg, mais il ne convient pas là. Alexandre vous a conservé de la bienveillance...
Il s'approche de Caulaincourt. Il sait que le grand écuyer ne veut pas être ambassadeur en Russie.
- Vous êtes une mauvaise tête, Caulaincourt.
Il lui pince l'oreille.
- La paix générale est à Pétersbourg, il faut partir.
- C'est la belle Mme de Canisy qui vous retient à Paris.
Il pince à nouveau l'oreille de Caulaincourt.
- Vos affaires, puisque vous voulez vous marier, s'arrangeront mieux de loin que de près.
C'est ainsi. On ne discute plus. On obéit. On écoute.
Napoléon se met à marcher, mains croisées dans le dos.
- Ce monsieur de Tolstoï, commence-t-il, a toutes les idées du faubourg Saint-Germain et toutes les préventions de la vieille cour de Pétersbourg avant Tilsit, dit-il. Il ne voit que l'ambition de la France et déplore, au fond, le changement du système politique de la Russie, et surtout son changement à l'égard de l'Angleterre.
Napoléon a un haussement d'épaules.
- Il peut être un très galant homme, mais sa bêtise me fait regretter Markov1. On pouvait causer avec lui, il entendait les affaires. Celui-ci s'effarouche de tout.
Mais que pèsent les préjugés et les réticences du comte Tolstoï ?
« Les peuples veulent des idées libérales, confie Napoléon à Jérôme, ce frère qu'il a installé sur le trône de Westphalie.
« Ils désirent l'égalité, poursuit-il. Voilà bien des années que je mène les affaires de l'Europe, et j'ai eu lieu de me convaincre que le bourdonnement des privilégiés était contraire à l'opinion générale. »
Il s'interrompt, sort de son cabinet de travail.