- Monsieur le duc d'Otrante, vous êtes de ceux qui ont envoyé Louis XVI à l'échafaud !
Fouché incline un peu la tête.
- Oui, Sire, et c'est le premier service que j'ai eu le bonheur de rendre à Votre Majesté.
- Il est des vices et des vertus de circonstance, reprend Napoléon. Je connais les hommes, ils sont si difficiles à saisir quand on veut être juste. Se connaissent-ils ? S'expliquent-ils eux-mêmes ? On ne m'abandonnera que si je cessais d'être heureux.
Il s'approche de la fenêtre.
L'Espagne est vaincue, dit-il. Si l'Autriche veut la guerre, elle sera écrasée.
Il se tourne vers Fouché, marche vers lui.
- Vous ne faites point la police de Paris, lui dit-il tout à coup sur un ton brutal. Et vous laissez à la malveillance le champ libre pour faire courir toute espèce de bruits... Occupez-vous de la police, et non des affaires étrangères à votre ministère !
Il a ménagé Fouché parce qu'il est aussi de bonne tactique de séparer ceux qui se sont coalisés. C'est Talleyrand le Blafard qu'il doit atteindre.
Le samedi 28 janvier, il fait entrer dans son cabinet de travail l'archichancelier Cambacérès, l'architrésorier Lebrun, et Decrès, ministre de la Marine, accompagné de Fouché, ministre de la Police générale. Talleyrand arrive le dernier, en boitillant, et s'appuie à une console.
Napoléon a voulu la présence de ces témoins. Il faut exécuter Talleyrand publiquement pour que Paris sache comment il fustige les traîtres.
Il commence à parler d'une voix qu'il veut cinglante. Il laisse sa colère monter.
- Ceux, dit-il, que j'ai faits grands dignitaires ou ministres cessent d'être libres dans leurs pensées et dans leurs expressions. Ils ne peuvent être que des organes des miennes.
Il va à pas lents, s'arrêtant devant chacun de ces hommes.
- Pour eux, reprend-il, la trahison commence quand ils se permettent de douter. Elle est complète si, du doute, ils vont jusqu'au dissentiment.
Il s'écarte de quelques pas. C'est maintenant qu'il va frapper Talleyrand, d'estoc et de taille. Il est calme, comme au moment où il donne l'ordre d'ouvrir le feu. Il veut être à la fois l'artilleur et la bouche à feu. Le dragon et la monture. Il se retourne, s'avance vers Talleyrand, le bras levé, le poing fermé.
- Vous êtes un voleur ! crie-t-il. Un lâche, un homme sans foi ! Vous ne croyez pas en Dieu ! Vous avez toute votre vie manqué à tous vos devoirs, vous avez trompé, trahi tout le monde ! Il n'y a rien pour vous de sacré ! Vous vendriez votre père !
Il tourne autour de Talleyrand. Ce visage ne se décomposera donc jamais !
- Je vous ai comblé de biens, et il n'y a rien dont vous ne soyez capable contre moi. Ainsi, depuis dix mois, vous avez l'impudeur, parce que vous supposez, à tort et à travers, que mes affaires en Espagne vont mal, de dire à qui veut l'entendre que vous avez toujours blâmé mon entreprise sur ce royaume, tandis que c'est vous qui m'en avez donné la première idée, qui m'y avez persévéramment poussé.
Il approche son visage de celui de Talleyrand.
- Et ce malheureux, le duc d'Enghien, par qui ai-je été averti du lieu de sa résidence ? Qui m'a excité à sévir contre lui ? Quels sont donc vos projets ? Que voulez-vous ? Qu'espérez-vous ? Osez le dire !
Il s'éloigne à nouveau, revient, serre le poing devant les yeux de Talleyrand.
- Vous mériteriez que je vous brisasse comme un verre, j'en ai le pouvoir mais je vous méprise trop pour en prendre la peine. Pourquoi ne vous ai-je pas fait pendre aux grilles du Carrousel ? Mais il en est bien temps encore. Tenez, vous êtes de la merde dans un bas de soie !
Talleyrand ne bouge pas. Que faut-il donc dire pour que cet homme laisse tomber son masque ?
- Vous ne m'aviez pas dit que le duc de San Carlos était l'amant de votre femme ! lance-t-il.
Il l'a blessé. Il voit les joues qui tressaillent. Talleyrand murmure :
- En effet, Sire. Je n'avais pas pensé que ce rapport pût intéresser la gloire de Votre Majesté et la mienne.