Tout à coup, des cris aigus. Ils proviennent d'une immense grange située à quelques pas du lieu où se déroule la revue. Des soldats se précipitent, ouvrent les portes. Napoléon s'approche. Dans la pénombre, il aperçoit un millier de femmes et d'enfants couverts de boue, entassés les uns sur les autres, affamés. Ce sont des Anglais qui suivaient l'armée, familles des soldats abandonnées dans la retraite. Ces femmes l'entourent, s'agenouillent, supplient.
Il donne ordre qu'on les loge dans les maisons d'Astorga, qu'on les nourrisse et qu'on les renvoie aux Anglais dès que le temps le permettra.
Il rentre. C'est cela, la guerre.
Il se sent à la fois résolu comme jamais et pénétré d'amertume.
Il se place le dos au feu. Il dicte, il écrit.
Il voudrait ne pas exprimer sa méfiance à l'égard de Fouché et de Talleyrand ou de Murat, pour mieux les surprendre. Mais la colère l'emporte.
« Croyez-vous, dit-il à Fouché, que je suis tombé en quenouille... Je ne sais, mais il me semble que vous connaissez bien peu mon caractère et mes principes. »
Il parcourt les dépêches où Joseph, Cambacérès lui adressent leurs vœux pour la nouvelle année et parlent de paix ! Que n'ont-ils vu ces femmes et ces enfants qui se nourrissaient depuis plusieurs jours d'orge crue ! Ils auraient compris ce qu'est l'hostilité anglaise.
« Mon frère, dit-il à Joseph, je vous remercie de ce que vous me dites relativement à la bonne année. Je n'espère pas que l'Europe puisse être encore pacifiée dans cette année. Je l'espère si peu que j'ai signé hier un décret pour lever cent mille hommes. L'heure du repos et de la tranquillité n'est pas encore venue ! »
Il signe puis il se reprend, ajoute :
« Bonheur ? Ah, oui, il est bien question de bonheur dans ce siècle-ci ! »
Il décide de quitter Astorga pour Valladolid. Les courriers de Paris parviennent jusqu'à cette ville en cinq jours. Et c'est ce qui se passe à Paris qui compte désormais, puisque les troupes du maréchal Soult ont rejoint Moore à La Corogne. La défaite anglaise n'est plus qu'une question de jours.
Il s'enferme dans son cabinet de travail, aménagé au premier étage du palais de Charles Quint, qui donne sur la place d'Armes de Valladolid. Il marche de la cheminée à la fenêtre. Les muscles de son corps sont si tendus qu'ils en deviennent douloureux. Il serre les dents. Son estomac le brûle. Il houspille Constant, Roustam et les aides de camp. A-t-on des nouvelles de Soult ? A-t-il enfin jeté Moore dans l'océan ?
Il écrit avec une sorte de rage qu'il ne peut contenir.
« Ma petite Marie,
« Tu es une raisonneuse et c'est très laid ; tu écoutes aussi des gens qui feraient mieux de danser la polonaise que de se mêler des affaires du pays.
« Je te remercie de tes félicitations pour Somosierra, tu peux être fière de tes compatriotes, ils ont écrit une page glorieuse dans l'histoire. Je les ai récompensés en masse et isolément.
« Je serai prochainement à Paris : si j'y demeure assez longtemps, tu pourras peut-être y revenir.
« Mes pensées sont pour toi.
« N. »
Mais ces pensées s'effacent vite. Il lui faut aussi écrire à Joséphine, qui, comme à l'habitude, écoute tous les bavards.
« Je vois, mon amie, que tu es triste et que tu as l'inquiétude très noire... On est fou à Paris, tout marche bien. Je serai à Paris aussitôt que je le croirai utile.
« Je te conseille de prendre garde aux revenants ; un beau jour, à 2 heures du matin...
« Mais adieu, mon amie ; je me porte bien, et suis tout à toi.
« Napoléon »
Il claque la porte, descend l'escalier à grandes enjambées. Sur la place d'Armes, comme chaque matin, c'est la revue des troupes. Il s'approche, entre dans les rangs, saisit un grenadier par le collet, le tire à lui, lui faisant rompre la ligne. Il le secoue si fort que l'homme laisse tomber son arme.
Napoléon crie, sans lâcher le soldat.
On murmure dans les rangs, lance-t-il.
- Ah, je le sais, vous voulez retourner à Paris, pour y retrouver vos habitudes et vos maîtresses ! Eh bien, je vous retiendrai encore dans les armes à quatre-vingts ans.
Il lâche le soldat qui tremble, regagne sa place.
Il marche entre les rangs. Il faut que les yeux des soldats se baissent. Il faut que ces hommes soient domptés.
Tout à coup il s'immobilise. Est-ce possible ? Il aperçoit en avant d'une ligne le général Legendre, chef d'état-major de Dupont, l'homme qui a capitulé à Baylen.
- Vous êtes bien osé de paraître devant moi ! crie-t-il en se dirigeant vers le général Legendre.
Il ne peut s'empêcher de gesticuler. C'est comme si toute l'amertume et toute la colère accumulées depuis plusieurs jours, toute la hargne contre ceux qui le « trahissent », toute la fatigue débordaient tout à coup.
- Comment vous montrez-vous encore, quand partout votre honte est éclatante, quand votre déshonneur est écrit sur le front de tous les braves ! Oui, on a rougi jusqu'au fond de la Russie et de la France...