Il se jette sur le lit de la chambre d'une maison enfumée. Il a froid. Il est crotté, couvert de boue. Tout à coup il se souvient qu'on est aujourd'hui le samedi 31 décembre 1808.
Déjà ! Dans l'année qui commence, il aura quarante ans. Et les Anglais qui demeurent insaisissables ! Et l'armée qui vacille d'épuisement. Et l'Autriche dont il ne sait plus rien, car voilà plusieurs jours qu'il ne reçoit pas de dépêches de Paris.
Il se lève. Il dicte quelques lignes pour Joseph.
Les Anglais ont eu de la chance, explique-t-il. « Ils doivent de la reconnaissance aux obstacles qu'a opposés la montagne de Guadarrama, et aux infâmes boues que nous avons rencontrées. »
À peine a-t-il terminé qu'on apporte des dépêches. Le maréchal Bessières confirme que les Anglais se sont échappés, qu'ils marchent vers la Galice, sans doute pour embarquer à La Corogne. Il faut donc se lancer à leur poursuite, vers Astorga.
Avant de partir, il écrit à Joséphine.
« Mon amie, je suis à la poursuite des Anglais depuis quelques jours ; mais ils fuient épouvantés. Ils ont lâchement abandonné les débris de l'armée espagnole de La Romana pour ne pas retarder leur retraite d'une demi-journée. Plus de cent chariots de bagages sont déjà pris. Le temps est bien mauvais.
« Lefebvre a été pris ; il m'a fait une échaffourée avec trois cents chasseurs ; ces crânes ont passé une rivière à la nage et ont été se jeter au milieu de la cavalerie anglaise ; ils en ont beaucoup tué ; mais, au retour, Lefebvre a eu son cheval blessé ; il se noyait ; le courant l'a conduit sur la rive où étaient les Anglais ; il a été pris. Console sa femme.
« Adieu, mon amie. Bessières, avec dix mille chevaux, est sur Astorga.
« Napoléon
« Bonne année à tout le monde. »
Jamais la pluie n'a été aussi glaciale. Il se recroqueville sur son cheval, tout en galopant le plus vite qu'il peut. Il voit des soldats exténués qui se couchent dans la boue. Il entend des coups de feu isolés. Il se souvient de ces soldats qui, dans la chaleur étouffante du désert d'Égypte, se suicidaient.
Ne pas voir. Ne pas entendre. Il veut atteindre Astorga. En finir avec les Anglais. Vite. Lannes galope à ses côtés.
Il n'aperçoit plus derrière lui, dans la nuit, que son état-major et celui du maréchal Lannes, puis, plus loin, quelques centaines de chasseurs de la Garde.
Sans doute à Paris fête-t-on le dernier jour de l'année. Il songe à Marie Walewska, qui a dû, comme elle le lui avait annoncé, rejoindre la Pologne.
Il est dur d'être fidèle à son destin, de vouloir le serrer entre ses mains, de ne pas le laisser glisser. Il serait si doux de s'endormir près d'elle, dans la chaleur d'un feu de cheminée.
Il pense aux palais qu'il a habités. Il imagine ces dignitaires, Talleyrand, Fouché, qui donnent des bals, reçoivent dans leurs salons éclairés par des centaines de chandeliers.
C'est lui qui permet tout cela. Et il est là, dans la boue et sous l'averse.
Un officier le rejoint. Il crie dans la bourrasque qu'un courrier vient d'arriver de Paris et qu'il cherche Sa Majesté.
Napoléon tire sur les rênes, saute de cheval.
Il va l'attendre. On est à moins de deux lieues d'Astorga.
Les chasseurs de l'escorte allument, au bord de la route, un grand feu. Il marche autour du foyer pour se réchauffer, les mains derrière le dos.
La pluie a cessé, mais le froid est plus vif. Il grelotte. Il n'entend pas le courrier qui arrive, donne à Berthier un portefeuille gonflé de dépêches.
On apporte une lanterne. Napoléon fait un signe à Berthier, qui commence à ouvrir les plis et les lui tend.
Une lettre de Marie. Il se remet à marcher. Le grenadier le suit, tenant la lanterne à bout de bras.
Marie se plaint qu'il oublie les promesses faites aux Polonais. Elle n'est que l'écho de ces gens qui imaginent qu'il peut changer d'un mot les choses, ou bien qui pensent qu'ils sont les seuls dans l'Empire, alors qu'il doit tenir compte de toutes les données, qu'il est responsable de tout et de tous.
Il froisse la lettre, l'enfonce dans la poche de sa redingote.