Il veut voir lui-même les Espagnols. Il se tient debout dans l'antichambre de sa tente, les bras croisés. Il toise les trois parlementaires. Il les écoute quelques minutes parler de la détermination du peuple, puis il les arrête d'un geste.
- Vous employez en vain le nom du peuple, dit-il. Si vous ne pouvez parvenir à le calmer, c'est parce que vous-mêmes vous l'avez excité, vous l'avez égaré par des mensonges.
Il avance d'un pas.
- Rassemblez les curés, les chefs des couvents, les alcades, les principaux propriétaires, et que d'ici à 6 heures du matin la ville se rende, ou elle aura cessé d'exister.
Il s'approche encore du général Morla.
- Vous avez massacré les malheureux prisonniers français qui étaient tombés entre vos mains. Vous avez, il y a peu de jours, laissé traîner et mettre à mort dans les rues deux domestiques de l'ambassadeur de Russie parce qu'ils étaient nés français.
Il a appris il y a quelques heures les conditions dans lesquelles sont retenus les prisonniers de l'armée du général Dupont, dans l'île de Cabrera.
- L'inhabileté et la lâcheté d'un général, s'écrie-t-il, avaient mis entre vos mains des troupes qui avaient capitulé sur le champ de bataille. Et la capitulation a été violée. Vous, monsieur Morla..., comment osez-vous demander une capitulation, vous qui avez violé celle de Baylen ?
Il tourne le dos aux parlementaires.
- Retournez à Madrid, dit-il en écartant le rideau qui sépare la tente en deux. Je vous donne jusqu'à demain 6 heures du matin. Revenez alors, si vous n'avez à me parler du peuple que pour m'apprendre qu'il est soumis. Sinon, vous et vos troupes, vous serez tous passés par les armes.
Il laisse tomber le rideau.
Le dimanche 4 décembre 1808, il s'est réveillé peu avant 6 heures.
La chambre du château de Chamartín est glacée. Un brasero est installé au milieu de la pièce, qui ne comporte pas de cheminée. Le maréchal Berthier est annoncé.
Il le fait entrer. Il devine que Madrid a capitulé. Qui résiste à la force et à la détermination ?
Maintenant, il faut changer l'Espagne. Il dicte dans la nuit, qu'aucune lueur d'aube ne vient encore éclairer, le texte d'un décret.
« Madrid s'est rendue et nous en avons pris possession à midi.
« À dater de la publication du présent décret, les droits féodaux sont abolis en Espagne.
« Le tribunal de l'Inquisition est aboli, comme attentatoire à la souveraineté et à l'autorité civiles.
« À dater du 1er
janvier prochain, les barrières existant de province à province seront supprimées, les douanes seront transportées et établies aux frontières. »Il retient Berthier. Il faudrait, lui dit-il, étendre partout le Code civil.
« Le Code civil est le code du siècle ; la tolérance y est non seulement prêchée, mais organisée. »
L'Inquisition, murmure-t-il, ces moines, ce fanatisme...
Il pense à l'officier crucifié la tête en bas.
- La tolérance, ce premier bien de l'homme, répète-t-il.
Il semble prendre conscience de la présence de Berthier. Il veut que les troupes défilent à Madrid en grande tenue.
- Je la tiens enfin, cette Espagne désirée.
Il visite Madrid. Mais il n'éprouve aucune attirance pour cette ville qui lui semble froide, hostile malgré l'ordre revenu.
Il préfère demeurer au château de Chamartín. Il y reçoit les maréchaux, les Espagnols qui se rallient. Il leur parle de la liberté, des décrets qu'il vient de prendre. Il les sent réticents, comme s'ils ne comprenaient pas qu'il veut ouvrir l'Espagne aux idées nouvelles.
- Vous avez été égarés par des hommes perfides, leur dit-il, qui vous ont engagés dans une lutte insensée.
Il leur rappelle les mesures qu'il a édictées.
- Les entraves qui pesaient sur le peuple, je les ai brisées ; une Constitution libérale vous donne, au lieu d'une monarchie absolue, une monarchie tempérée et constitutionnelle.
Il a, devant leur silence, un mouvement d'humeur.
- Il dépend de vous que cette Constitution soit votre loi. Si tous mes efforts sont inutiles, il ne me restera qu'à vous traiter en province conquise et à placer mon frère sur un autre trône.
Il ouvre les mains au-dessus du brasero.
- Je mettrai alors la couronne d'Espagne sur ma tête, et je saurai la faire respecter aux méchants.
Il va vers eux.
- Dieu m'a donné la force et la volonté nécessaires pour surmonter tous les obstacles, dit-il.
Il s'éloigne, tout à coup pensif.
Il se tourne vers les Espagnols.
Il lui resterait, il en est sûr, la force et la volonté.
21.
Il jette la lettre de Joseph sur la table où sont déployées les cartes, dans cette pièce du château de Chamartín qu'il utilise comme cabinet de travail. Le brasero placé près de la table rougeoie. Napoléon reprend la lettre. Tout l'irrite, dès les premières lignes de son frère.
« Sire, écrit Joseph, la honte couvre mon front de ne pas avoir été consulté avant la promulgation des décrets du 4 décembre, après la prise de Madrid.