- Voir encore cette France que j'aime tant, murmure-t-il, paraître devant elle comme un objet de pitié, est un effort au-dessus de mes forces.
Il répète qu'on aurait mieux fait de lui donner les moyens de mourir.
On apporte une lettre de Marie-Louise.
Il la lit en marchant à pas lents. C'est comme si la vie rentrait en lui à nouveau.
« Tu es si bon et si malheureux et tu mérites si peu de l'être, écrit-elle. Au moins, si tout mon tendre amour pouvait te servir à te faire espérer un peu de bonheur, tu en aurais encore beaucoup dans ce monde. J'ai l'âme déchirée de ta triste situation. »
Il relit la lettre, la tend à Caulaincourt.
Puis il écrit :
« Ma bonne Louise,
« Il me tarde que nous puissions partir. L'on dit que l'île d'Elbe est un très beau climat. Je suis si dégoûté des hommes que je n'en veux plus faire dépendre mon bonheur. Toi seule, tu y peux quelque chose. Adieu, mon amie. Un baiser au petit roi, bien des choses à ton père, prie-le qu'il soit bon pour nous. Tout à toi.
« Nap. »
Il descend dans le jardin. L'air est si doux. Il marche à pas lents. Il veut arrêter chaque détail du voyage. Pas de soldats de la Garde, donc, mais l'incognito. Il s'appuie au bras de Caulaincourt.
- Si vous voyez l'Impératrice, dit-il, n'insistez pas pour qu'elle me rejoigne ; je l'aime mieux à Florence qu'à l'île d'Elbe si elle y apportait un visage contrarié.
Il dégage son bras, marche les mains derrière le dos.
- Je n'ai plus de trône, reprend-il. Il n'y a plus d'illusions. César peut se contenter d'être un citoyen ! Il peut en coûter à sa jeune épouse de ne plus être que la femme de César ! À l'âge de l'Impératrice, il faut encore des hochets. Si elle ne met pas d'elle-même sa gloire dans le dévouement qu'elle me montrera, mieux vaut ne pas la presser.
Il imagine.
- On pourra arranger que j'aille passer tous les ans quelques mois en Italie avec elle, quand on verra que je suis décidé à ne me mêler de rien et que je me contente, comme Sancho, du gouvernement de mon île et du plaisir d'écrire mes Mémoires.
Caulaincourt paraît étonné.
- Comme Sancho, répète Napoléon.
Il sourit pour la première fois depuis longtemps. Tout est possible dans la vie, même cela.
20.
Il est assis à sa table de travail dans le petit appartement qu'il quitte rarement. Il va souvent jusqu'à la croisée, l'ouvre, regarde le parc du château et, au loin, la forêt de Fontainebleau. Parfois il entend le roulement d'une voiture sur les pavés de la cour du Cheval Blanc. Il pense à Berthier, à ses ministres, à tous ces hommes qui ont été près de lui des années durant, chaque jour, et qui ont disparu avant même qu'il se soit éloigné, tous pressés de servir les Bourbons, ce comte d'Artois que le Sénat vient de désigner lieutenant général du Royaume. Comment peuvent-ils ainsi, en quelques jours, parfois en quelques heures, changer de cocarde ?
Un officier, le colonel Montholon, demande à être reçu. Il parle avec émotion de l'état d'esprit des troupes et des populations dans toute la Haute-Loire, du mépris qui entoure le maréchal Augereau. Le duc de Castiglione, en effet, a harangué ses troupes, leur demandant de prendre la cocarde blanche : « Arborons cette couleur vraiment française, a-t-il dit, qui fait disparaître l'emblème d'une Révolution qui est fixée. » À Paris, on a le même mépris pour le maréchal Marmont qu'on appelle le maréchal Judas. On pourrait, continue Montholon, rallier les troupes, combattre encore.
Napoléon secoue la tête.
- Il est trop tard, ce ne serait plus à présent que la guerre civile et rien ne pourrait m'y décider.
Il montre, sur sa table, les livres, les planches et les cartes, les registres statistiques qu'il a fait rassembler et qui concernent l'île d'Elbe. Il veut, dit-il, tout connaître de cette « île du repos ».
Il reconduit Montholon, puis dit à Caulaincourt :
- La Providence l'a voulu ! Je vivrai ! Qui peut sonder l'avenir ? D'ailleurs, ma femme et mon fils me suffisent.
« Ma bonne Louise, écrit-il,
« Tu dois avoir vu à cette heure ton père. L'on dit que tu vas pour cet effet à Trianon. Je désire que tu viennes demain à Fontainebleau afin que nous puissions partir ensemble et chercher cette terre d'asile et de repos où je serai heureux si tu peux te résoudre à l'être et oublier les grandeurs du monde.
« Donne un baiser à mon fils et crois à tout mon amour.
« Nap. »
Maintenant que la décision est prise, il voudrait partir sans tarder.
- Je gêne, dit-il, ma présence au milieu de beaucoup d'officiers généraux et au milieu de troupes peut même donner quelques inquiétudes... Pourquoi n'en finit-on pas ?
Il regarde Caulaincourt. Que sait-il ?