Caulaincourt avoue enfin que lui aussi s'étonne. Les chevaux prévus aux différents relais ont été retirés. À Paris, on évoque des projets d'assassinat. Un certain Maubreuil prétend avoir été approché par le collaborateur le plus intime de Talleyrand afin de « nous débarrasser de l'Empereur ». Il doit recruter des hommes déterminés. Peut-être agiront-ils le long du parcours. Ici, à Fontainebleau, il y a encore la Vieille Garde.
- M. de Talleyrand me trahit depuis si longtemps, dit-il. Il a sacrifié la France aux Bourbons. Il l'a livrée à l'intrigue d'une coterie.
Il a un geste de mépris.
- J'ai fermé l'arène des révolutions, continue-t-il, et pardonné même à ses assassins. Qu'ai-je fait pour moi ? Où sont mes trésors, mes bijoux ? Les autres étaient couverts d'or, l'habit de mes chasseurs ou de mes grenadiers me suffisait...
Il fait quelques pas, s'appuie à la croisée.
- On sera bien étonné de ma résignation, du calme dans lequel je compte vivre maintenant. L'ambition que vous-même me croyez n'aura plus pour but que la gloire de cette chère France.
Il se tourne vers Caulaincourt.
- Puisque je suis condamné à vivre, j'écrirai l'histoire. Je rendrai justice aux braves qui se sont couverts de gloire, aux hommes d'honneur qui ont bien servi la France, j'immortaliserai leurs noms, c'est pour moi une dette et je l'acquitterai.
Il reste seul.
Il le sait, il a parfois été injuste envers ceux qui lui étaient le plus proches.
Il a choisi contre eux pour atteindre ses buts politiques.
Et même s'il a essayé de les ménager, de les protéger, il les a fait souffrir. Ici même, il y a quelques jours, Marie Walewska est venue. Elle l'a attendu plusieurs heures. Il ne l'a pas reçue. Elle ne voulait que le voir, le soutenir.
Il commence à écrire :
« Marie, les sentiments qui vous animent me touchent vivement. Ils sont dignes de votre belle âme et de la bonté de votre cœur. Lorsque vous aurez arrangé vos affaires, si vous allez aux eaux de Lucques ou de Pise, je vous verrai avec un vif plaisir ainsi que votre fils, pour qui mes sentiments seront toujours invariables. Portez-vous bien, n'ayez point de chagrin, pensez à moi avec plaisir et ne doutez jamais de moi. »
Il reste un long moment silencieux, puis répond à peine à Caulaincourt qui lui annonce que les commissaires alliés arriveront le 19 avril et que le départ de Fontainebleau pourra ainsi être fixé au 20. Est-ce que ma femme et mon fils seront là ? Caulaincourt l'espère.
D'un signe, Napoléon demande à rester seul.
Il a une autre dette à honorer. Il veut écrire à Joséphine.
« Je me félicite de ma situation, lui dit-il. J'ai la tête et l'esprit débarrassés d'un poids énorme ; ma chute est grande mais au moins elle est utile, à ce qu'ils disent.
« Je vais dans ma retraite substituer la plume à l'épée. L'histoire de mon règne sera curieuse ; on ne m'a vu que de profil, je me montrerai tout entier. Que de choses n'ai-je pas à faire connaître. Que d'hommes dont on a une fausse opinion ! J'ai comblé de bienfaits des milliers de misérables ! Qu'ont-ils fait dernièrement pour moi ? Ils m'ont trahi, oui, tous.
« J'excepte de ce nombre le bon Eugène, si digne de vous et de moi. Puisse-t-il être heureux sous un roi fait pour apprécier les sentiments de la nature et de l'honneur !
« Adieu, ma chère Joséphine, résignez-vous ainsi que moi et ne perdez jamais le souvenir de celui qui ne vous a jamais oubliée et ne vous oubliera jamais.
« Napoléon. »
« P.-S. J'attends de vos nouvelles à l'île d'Elbe. Je ne me porte pas bien. »
Il peut avouer cela à Joséphine. Souvent il respire mal, comme si sa poitrine était écrasée. L'estomac, depuis la nuit de sa mort manquée, est douloureux. Il est inquiet. Malgré les lettres qu'il reçoit de Marie-Louise, il pressent qu'elle ne viendra pas, qu'il ne verra peut-être plus jamais ni sa femme ni son fils.
Il reprend les lettres qu'il a reçues d'elle. Marie-Louise lui annonce qu'elle n'ira pas aux eaux de Toscane, mais à celles d'Aix-les-Bains. Son père l'a contrainte à recevoir l'empereur Alexandre et le roi de Prusse.
Il écrit :
« Je te plains de recevoir de pareilles visites, le roi de Prusse est capable de te dire sans mauvaise intention des choses inconvenantes. Je suis fâché de te voir aller hors de la ligne des bains où il serait naturel que tu ailles. Dans tous les cas, je te recommande de prendre soin de ta santé et d'avoir du courage pour soutenir ton rang et le malheur avec fermeté et courage.
« Adieu ma bonne Louise. Tout à toi. »
Il se rend compte, après avoir confié la lettre à Montesquiou, qu'il ne l'a pas signée. Il est nerveux. Il voudrait chasser cette intuition qui grandit en lui. Il ne les verra plus.