Il guette les bruits, se précipite hors de l'appartement. C'est un courrier de l'empereur d'Autriche. Il parcourt la lettre : « Monsieur mon frère et cher beau-fils... » Il avait raison. L'Empereur entraîne sa fille et le roi de Rome à Vienne. « Rendue à la santé, écrit-il, ma fille ira prendre possession de son pays, ce qui la rapprochera tout naturellement du séjour de Votre Majesté. »
Il jette la lettre.
Il savait cela depuis longtemps.
Il s'écrie : « Montrer aux Viennois la fille des Césars, l'Impératrice des Français, l'épouse de Napoléon, le roi de Rome, le fils du vainqueur de l'Autriche déchu, tombé du trône par la coalition de toute l'Europe, par l'abandon d'un père, voilà qui blesse trop de convenances. »
Que la honte soit sur ces gens-là, qui osent cela. Et l'on me considérait comme indigne d'être l'égal de ces gens-là, qui me volent ma femme et mon fils !
Puisqu'il ne peut pas mourir, que la mort se refuse, et puisque les commissaires sont arrivés, alors il faut partir, vite, loin.
Ce mercredi 20 avril 1814, il est debout dès l'aube. Il entend les pas des soldats de sa Vieille Garde qui viennent former la haie dans la cour du Cheval Blanc au bas de l'escalier du fer à cheval.
Il écrit à Marie-Louise.
« Je pars pour coucher ce soir à Briare. Je partirai demain matin pour ne plus m'arrêter qu'à Saint-Tropez. J'espère que ta santé te soutiendra et que tu pourras venir me rejoindre.
« Adieu, ma bonne Louise, tu peux toujours compter sur le courage, la constance et l'amitié de ton époux.
« Nap. »
« Un baiser au petit roi. »
Il sort de l'appartement, il s'approche des commissaires étrangers, un Russe, le comte Chouvalov, le général Koller pour l'Autriche, le colonel Campbell pour l'Angleterre, et le comte prussien Walbourg-Truchsess. Il les sent émus, inquiets même. Il domine ces hommes-là.
L'empereur d'Autriche ne respecte pas ses engagements, dit-il, c'est un homme sans religion qui pousse sa fille au divorce. Ces souverains qui se sont rendus auprès de l'Impératrice ont manqué de délicatesse.
Puis il lance :
- Je n'ai point été un usurpateur, parce que je n'ai accepté la couronne que d'après le vœu unanime de la nation ; tandis que Louis XVIII l'a usurpée, n'étant appelé au trône que par un vil Sénat dont plus de dix membres ont voté la mort de Louis XVI !
Il s'éloigne. Il entend les voitures qui roulent sur les pavés de la cour du Cheval Blanc.
C'est le moment.
Il voit ses grenadiers, raides sous les armes. Les baïonnettes brillent entre les hauts bonnets à poil. Il se tourne vers les officiers qui le suivent, leur serre la main, puis descend d'un pas ferme les escaliers.
Il est au milieu de ses soldats. Il leur a tant de fois parlé pour les envoyer au combat, à la mort. Il leur doit tout.
- Soldats de ma Vieille Garde, je vous fais mes adieux, commence-t-il. Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire ! Dans ces derniers temps comme dans ceux de ma prospérité, vous n'avez cessé d'être des modèles de bravoure et de fidélité. Avec des hommes tels que vous, notre cause n'était pas perdue, mais la guerre était interminable, c'eût été la guerre civile et la France n'en serait devenue que plus malheureuse.
Il les regarde. Certains de ces hommes cachent leurs yeux sous leurs doigts, d'autres sanglotent.
Il sent l'émotion le submerger.
- J'ai donc sacrifié tous nos intérêts à ceux de la patrie, continue-t-il. Je pars : vous, mes amis, continuez à servir la France. Son bonheur était mon unique pensée ; il sera toujours l'objet de mes vœux ! Ne plaignez pas mon sort : si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servir encore à votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avons faites ensemble !
Il est contraint de se taire quelques secondes. Il entend les sanglots.
- Adieu, mes enfants ! Je voudrais vous presser tous sur mon cœur ; que j'embrasse au moins votre drapeau.
Le général Petit avance en tenant la hampe couronnée de l'aigle. Napoléon embrasse le drapeau, serre le général dans ses bras.
Il voit des grenadiers qui soulèvent leur bonnet. Il aperçoit le général autrichien Koller qui a mis son chapeau au bout de son épée et le brandit.
Napoléon ne peut parler. Puis il se reprend, dit d'une voix forte :
- Adieu encore une fois, mes vieux compagnons ! Que ce dernier baiser passe dans vos cœurs.
Il embrasse les officiers qui l'entourent. Puis il monte dans la voiture, une « dormeuse », qui s'ébranle aussitôt.
21.