- La vie m'est insupportable, dit-il une nouvelle fois.
Il ferme les yeux. Il murmure :
- J'ai besoin de repos, et vous aussi, Caulaincourt. Allez vous coucher. Je vous ferai appeler cette nuit.
Il se lève, va à sa table, écrit :
« Fontainebleau, le 13, à trois heures du matin.
« Ma bonne Louise. J'approuve que tu ailles à Rambouillet où ton père viendra te rejoindre. C'est la seule consolation que tu puisses recevoir dans nos malheurs. Depuis huit jours, j'attends le moment avec empressement. Ton père a été égaré et mauvais pour nous, mais il sera bon père pour toi et ton fils. Caulaincourt est arrivé. Je t'ai envoyé hier copie des arrangements qu'il a signés, qui assurent un sort à ton fils. Adieu, ma douce Louise. Tu es ce que j'aime le plus au monde. Mes malheurs ne me touchent que par le mal qu'ils te font. Toute la vie tu aimeras le plus tendre des époux. Donne un baiser à ton fils. Adieu, ma Louise. Tout à toi.
« Napoléon. »
Il se voit, empereur trahi, prenant le sachet de poison qui pend à son cou. Il le verse dans un verre d'eau. Il boit lentement. Puis il va s'allonger.
Le feu dans les entrailles.
Il appelle. Il veut parler à Caulaincourt.
Il a besoin de tenir la main de cet homme. Il a besoin de l'affection d'un homme.
- Donnez-moi votre main, embrassez-moi.
Caulaincourt pleure.
- Je désire que vous soyez heureux, mon cher Caulaincourt. Vous méritez de l'être.
Il peut à peine parler. Il a le ventre cisaillé, tordu, déchiré.
- Dans peu je n'existerai plus. Portez alors cette lettre à l'Impératrice ; gardez les siennes dans le portefeuille qui les renferme, pour les remettre à mon fils quand il sera grand. Dites à l'Impératrice de croire à mon attachement...
Le froid, la glace en même temps que le feu.
- Je regrette le trône pour elle et pour mon fils, dont j'aurais fait un homme digne de gouverner la France, murmure-t-il.
Ces nausées.
- Écoutez-moi, le temps presse.
Il serre la main de Caulaincourt. Il ne veut pas qu'on appelle le docteur.
- Je ne veux que vous, Caulaincourt.
L'incendie de tout le corps.
- Dites à Joséphine que j'ai bien pensé à elle.
Il faut donner à Eugène un beau nécessaire. Pour vous, Caulaincourt, mon plus beau sabre et mes pistolets, et un sabre à Macdonald.
Il se cambre, le corps couvert de sueur.
- Qu'on a de peine à mourir, qu'on est malheureux d'avoir une constitution qui repousse la fin d'une vie qu'il me tarde de voir finir, dit-il d'une voix saccadée. Qu'il est donc difficile de mourir dans son lit quand peu de chose tranche la vie, à la guerre.
Tout à coup, il vomit.
Mais la bouche s'ouvre, le flot amer et aigre passe.
Il aperçoit le docteur Yvan, que Caulaincourt a réussi à appeler.
- Docteur, donnez-moi une autre dose plus forte et quelque chose pour que ce que j'ai pris achève son effet. C'est un devoir pour vous, c'est un service que doivent me rendre ceux qui me sont attachés.
Il fixe Yvan. Il entend le médecin dire qu'il n'est pas un assassin.
Il vomit encore. C'est la mort qui s'enfuit.
Il s'agrippe à Caulaincourt, demande à nouveau du poison. Mais on le soulève, on le soutient pour qu'il aille jusqu'à la fenêtre. Il cherche des yeux ses pistolets. Mais on a retiré la poire à poudre.
On l'assoit devant la croisée. L'aube se lève. Il est endolori, mais la tempête est passée, le feu s'éteint lentement.
Le grand maréchal du Palais Bertrand lui répète qu'il veut le suivre à l'île d'Elbe. Le maréchal Macdonald, duc de Tarente, se présente. Il doit rapporter la convention d'abdication à Paris. Napoléon la signe. C'est le mercredi 13 avril 1814.
Puis, d'une voix étouffée, il murmure à Macdonald :
- J'apprécie trop tard votre loyauté, acceptez le sabre de Mourad Bey que j'ai porté à la bataille du mont Thabor.
Il serre Macdonald contre lui.
Il a besoin de cette chaleur de la vie, de la fidélité.
Il a la tête dans ses mains, les coudes appuyés sur les genoux.
- Je vivrai, dit-il. Je vivrai, puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille.
Il se lève. Il boit, difficilement, un verre d'eau.
- Il y aura aussi du courage à supporter la vie après de tels événements, reprend-il. J'écrirai l'histoire des braves.
Il se remet.
Il faut donc organiser la vie.
Il voyagera incognito jusqu'au port d'embarquement.