- Eh bien, Messieurs, puisqu'il en est ainsi, j'abdiquerai. J'ai voulu le bonheur de la France et je n'ai pas réussi ; les événements ont tourné contre moi. Je ne veux pas augmenter nos malheurs. Mais en abdiquant, que ferez-vous ? Voulez-vous le roi de Rome pour mon successeur et l'Impératrice pour régente ?
Ils acceptent.
Ney, Marmont, Caulaincourt iront négocier avec les coalisés.
- Messieurs, reprend Napoléon, vous pouvez maintenant vous retirer, je vais dresser les instructions des négociateurs.
Puis, brusquement, il se laisse tomber sur le canapé, se frappe la cuisse de la main et lance :
- Bah, Messieurs, laissons cela, et marchons demain, nous les battrons. Il faut tout tenter.
Mais les maréchaux secouent la tête.
D'un signe alors, il les congédie.
Tels sont les hommes.
Il rappelle Caulaincourt.
- Les maréchaux ont perdu la tête, dit-il. Ils se jettent dans la gueule du loup. Ils ne voient pas que sans moi, il n'y a plus d'armée et que, sans cela, il n'y a plus de garantie pour eux. Né soldat, je vivrai bien sans Empire, mais la France ne peut se passer de moi, ou elle subira le joug qu'Alexandre et les intrigues de Talleyrand lui imposeront.
Il prend le bras de Caulaincourt.
- Quant à moi, je suis décidé. Pendant que vous négocierez, nous nous battrons. Les Parisiens me seconderont. Ce qui se passe à Paris n'est que l'effet des intrigues de cinquante traîtres. Si on a un peu d'énergie, tout sera sauvé, et la bataille tranchera toute la question !
- Je ne tiens pas au trône, ajoute-t-il à Caulaincourt. Mais il faut démasquer Alexandre.
Il hésite, puis, d'une voix plus basse, ajoute :
- Je ne vous recommande pas les intérêts de mon fils, je sais que je puis compter sur vous. Quant à moi, vous savez que je n'ai besoin de rien.
Il se sent tout à coup las, épuisé même. Il entre dans sa chambre. Il s'allonge. Possède-t-il encore des cartes ?
Il ne peut dormir. Il va à la croisée, l'ouvre. Cette aube du mardi 5 avril 1814 est douce. La brise qui vient de la forêt est chargée des senteurs du printemps. Il entend les sabots des chevaux, des bruits de voix, des pas.
Il va recevoir de nouveaux boulets, il le sent. Il attend. Le général Gourgaud entre, parle d'une voix exaltée, et bientôt des officiers pénètrent aussi dans la chambre. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, a quitté ses troupes, qui forment l'avant-garde de l'armée à Essonne, pour gagner Paris. Il a fait faire mouvement à ses dix mille hommes, qui se sont ainsi retrouvés au milieu des lignes autrichiennes. Livrés ! Marmont a trahi.
- L'ingrat ! Il sera plus malheureux que moi, lance Napoléon.
Il reste un instant silencieux. Marmont, qu'il a connu au siège de Toulon, dont il a fait son aide de camp, qui a été de l'Italie et de l'Égypte, de toutes les campagnes, Marmont qu'il a élevé au grade de général à vingt-huit ans.
Il donne quelques ordres pour que l'on tente de couvrir avec de nouvelles troupes la ligne de l'Essonne.
- Il est possible que l'ennemi attaque, dit-il.
Il dicte d'une voix calme un ordre du jour à l'armée, mais souvent il s'interrompt. Il sent qu'on approche de la fin de la partie. Un officier polonais, couvert de poussière, lui tend une lettre. Elle est du général Krazinski, qui commande les lanciers :
« Sire, des maréchaux vous trahissent. Les Polonais ne vous trahiront jamais. Tout peut changer ; mais non leur attachement. Notre vie est nécessaire à votre sûreté. Je quitte mon cantonnement sans ordre pour me rallier près de vous et vous former des bataillons impénétrables. »
Il relit la lettre. Il est calme, serein. Il se sent déjà si loin de cette partie. Il se voit et voit les joueurs, comme s'il avait à écrire leur histoire, comme s'il était un témoin extérieur à la scène regardant depuis une butte, dans une lunette, les manœuvres des uns et des autres.
Et l'un des joueurs, c'est encore lui.
Il reçoit Caulaincourt, qui explique que l'abdication conditionnelle en faveur du roi de Rome a été refusée par Alexandre dès que l'empereur de Russie a connu la trahison de Marmont. Les négociations, en effet, avaient pour seul argument l'attachement de toute l'armée à Napoléon. Dès lors que Marmont livre ses hommes, les coalisés peuvent exiger l'abdication pleine et entière. Et les sénateurs ont remis le trône à Louis XVIII.
Il écoute. Il est loin.
- À peu d'exceptions près, Caulaincourt, les circonstances sont plus fortes que les hommes, murmure-t-il. Tout est hors de calculs humains.
Il commence à marcher d'un pas lent.