Il se cambre sur ses étriers. Il regarde les carrés sombres qui sont ce qui reste de la Grande Armée. Avec cette poignée d'hommes, s'ils le veulent, s'il réussit à les entraîner, il peut encore briser cette situation où l'on veut l'enfermer.
- L'ennemi nous a dérobé trois marches, continue-t-il. Il est entré dans Paris. J'ai fait offrir à l'empereur Alexandre une paix achetée par de grands sacrifices. Non seulement il a refusé, il a fait plus encore : par les sugestions perfides de ces émigrés auxquels j'ai accordé la vie et que j'ai comblés de bienfaits, il les autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substituer à notre cocarde nationale. Dans peu de jours, j'irai l'attaquer à Paris. Je compte sur vous...
Ces soldats répondront-ils ? Tout se joue maintenant.
- Ai-je raison ?
Les cris déferlent enfin : « Vive l'Empereur ! À Paris, à Paris ! »
Sa poitrine se gonfle. Il parle plus fort encore.
- Nous irons leur prouver que la nation française sait être maîtresse chez elle ; que si nous l'avons été longtemps chez les autres, nous le serons chez nous, et qu'enfin nous sommes capables de défendre notre cocarde, notre indépendance, et l'intégrité de notre territoire !
Il s'éloigne cependant que les cris de « Vive l'Empereur ! » retentissent à nouveau.
Dans son cabinet, il reste quelques instants seul. Et si l'attaque de Paris ne réussissait pas ? Il faut prendre en compte toutes les éventualités.
« Mon amie, écrit-il à Marie-Louise,
« Tu peux envoyer une lettre très vive pour te recommander, et ton fils, à ton père. Fais sentir à ton père que le moment est arrivé qu'il nous aide. Adieu mon amie, porte-toi bien.
« Tout à toi.
« Nap. »
Et maintenant, les dépêches de Paris.
Il lit.
Ce qu'il a prévu s'est donc produit.
Il fait entrer dans son cabinet les maréchaux Ney, Berthier, Lefebvre, Oudinot, Macdonald, ainsi que des généraux, puis Caulaincourt et Maret.
Il marche vivement devant eux, les dévisage. Ils sont figés, tristes, lugubres même. N'ont-ils pas entendu les cris des soldats ?
- La fin ! Mais elle dépend de nous, répond-il. Vous voyez ces braves soldats qui n'ont ni grade ni dotation à sauver. Ils ne songent qu'à marcher, qu'à mourir pour arracher la France aux mains de l'étranger. Il faut les suivre. Les coalisés sont partagés entre les deux rives de la Seine dont nous avons les ponts principaux, et dispersés dans une ville immense. Vigoureusement abordés dans cette position, ils sont perdus. Le peuple parisien est frémissant, il ne les laissera pas partir sans les poursuivre, et les paysans les achèveront. J'ai soixante-dix mille hommes, et avec cette masse je jetterai dans le Rhin tout ce qui sera sorti de Paris et voudra y rentrer. Que faut-il pour tout cela ? Un dernier effort qui vous permettra de jouir en repos de vingt-cinq années de travail.
Il attend. Les maréchaux se taisent, puis Ney commence à parler, et Lefebvre et Macdonald.
- Vous nous appelez à marcher sur la capitale, dit ce dernier. Je vous déclare au nom des troupes qu'elles ne veulent pas l'exposer au sort de Moscou.
Maintenant ils parlent tous. Il les regarde, dédaigneux. Ils répètent tous « Moscou ». Ils évoquent la situation à Paris, le découragement des troupes. Il est temps de jouir du repos, dit Lefebvre. Nous avons des titres, des hôtels, des terres, nous ne voulons pas nous faire tuer pour vous !
Voilà ce que sont les hommes.