Il touche le petit sachet de cuir pendu à son cou et qui contient ce poison que le docteur Yvan lui a préparé pendant la campagne de Russie, pour échapper, si besoin était, aux cosaques, alors qu'il avait failli être pris par eux sur la route de Maloiaroslavets. Il y a là, lui avait dit Yvan, de l'opium, de la belladone, de l'ellébore blanc. De quoi mourir comme un empereur romain. Une mort choisie, comme un dernier couronnement, un acte de volonté, comme il avait posé sur son propre front la couronne impériale, lors du sacre.
Il pense à Joséphine, à Hortense, à Eugène.
Il faut donc se préoccuper d'argent. Il convoque Caulaincourt. Il faut qu'on envoie à Orléans, où se trouve l'Impératrice, des officiers pour tenter de se saisir d'une partie du trésor des Tuileries qui y a été apporté.
Caulaincourt lui annonce que l'accord a été conclu, à Paris, sur les conditions de l'abdication. L'Empereur sera le souverain de l'île d'Elbe et il recevra une rente de deux millions versés par le gouvernement français. L'Impératrice régnera sur le duché de Parme avec droit de succession pour son fils.
Il écoute. Il est loin. Il est le témoin de ce qui se joue, dont il est pourtant l'acteur.
« Ma bonne amie, commence-t-il à écrire. Tes peines sont toutes dans mon cœur, ce sont les seules que je ne puis supporter. Tâche donc de surmonter l'adversité. On me donne l'île d'Elbe, et à toi et à ton fils, Parme, Plaisance et Guastalla. C'est un objet de quatre cent mille âmes et trois ou quatre millions de revenus. Tu auras au moins une maison et un beau pays lorsque le séjour dans mon île d'Elbe te fatiguera et que je deviendrai ennuyeux, ce qui doit être lorsque je serai plus vieux et toi encore jeune.
« Je me rendrai, aussitôt que tout sera fini, à Briare, où tu viendras me rejoindre, et nous irons par Moulins, Chambéry, à Parme et, de là, nous embarquer à La Spezia. J'approuve tous les arrangements que tu fais pour le petit roi.
« Ma santé est bonne, mon courage au-dessus de tout, surtout si tu te contentes de mon mauvais sort et que tu penses t'y trouver encore heureuse. Adieu, mon amie, je pense à toi et tes peines sont grandes pour moi. Tout à toi.
« Nap. »
Viendra-t-elle ? Les verra-t-il ? Ou bien le destin me privera-t-il de cela aussi ? Il va et vient dans son appartement. Le parc est désert après une dernière parade. Mais ce défilé des troupes, c'est déjà si loin, dans un autre temps, le jeudi 7 avril, et l'on est le mardi 12.
Qui m'eût dit qu'il serait l'un des premiers à me quitter ? Il espère conserver sa fortune, mais quitter Fontainebleau avant mon départ me choque.
Il soupire. Le général Bertrand, grand maréchal du Palais, a décidé de le suivre dans l'île d'Elbe. Mais, pour un fidèle, combien d'ingrats et de traîtres ?
Il s'allonge. Il respire mal.
- Croyez donc qu'inutile à la France je survive à sa gloire ? murmure-t-il.
Il parle difficilement. Tout à coup, il imagine ce voyage jusqu'à la côte méditerranéenne. Les insultes à subir, peut-être. Ou bien les assassins stipendiés par les Bourbons. Et Marie-Louise et le roi de Rome qui ne le rejoindront pas.
- Ah, Caulaincourt, j'ai déjà trop vécu. Pauvre France, je ne veux pas voir ton déshonneur !
Les mots s'échappent seuls, malgré lui.
- Ah, mon pauvre Caulaincourt, quelle destinée ! Pauvre France ! Quand je pense à sa situation actuelle, à l'humiliation que lui imposeront les étrangers, la vie m'est insupportable.
Il ferme les yeux.
- L'Impératrice ne voudra pas passer toute l'année à l'île d'Elbe, murmure-t-il. Mais elle ira et viendra.
Mais non. Ils la retiendront. Elle se lassera. Elle n'est qu'une jeune femme sans volonté. Il le sait.
- La vie m'est insupportable, répète-t-il. J'ai tout fait pour mourir à Arcis. Les boulets n'ont pas voulu de moi. J'ai rempli ma tâche.
Il voit le valet de chambre approcher. Il sursaute. Marie Walewska attend dans l'une des galeries du palais, explique le domestique. Elle est seule. Elle veut voir l'Empereur.
Il secoue la tête. Il ne peut pas. Il ne doit pas, parce que si l'on apprenait qu'il a reçu Marie Walewska, on en tirerait peut-être argument pour empêcher Marie-Louise de le rejoindre avec son fils.
Mais ce refus est comme une capitulation, une abdication de plus.