Il a tant lu en quelques jours, à Fontainebleau, de livres traitant de l'île d'Elbe qu'il a l'impression de tout connaître de son histoire.
Il marche dans la chambre, s'arrête souvent devant la fenêtre pour regarder la mer.
Il sera là-bas sur l'île qui fut grecque et romaine, et de cette terre,
Curieux destin que le sien. D'une île à l'autre.
Il voit entrer dans la rade la frégate française.
Le capitaine se présente à l'auberge peu après, revendique l'honneur de conduire l'Empereur.
Napoléon secoue la tête. Il ne veut pas naviguer sous le drapeau blanc, dit-il.
« Pour le roi de France, tant que le trône ne sera fondé que par les baïonnettes étrangères et qu'il ne se sera pas nationalisé par sa conduite et par l'opinion nationale, je n'aurai aucune estime ni considération pour lui. »
Il faut attendre que le vent se lève, et cette attente lui pèse. Il ne cesse de s'interroger. Marie-Louise et son fils viendront-ils ?
Quand foulera-t-il à nouveau le sol de France ?
Il fait quelques pas dans sa chambre, ce jeudi 28 avril, et tout à coup il est pris de nausées, le sol se dérobe, il vomit.
Il pourrait mourir là, seul. Il a le corps couvert d'une sueur froide. Il va à la fenêtre. Il se remet peu à peu.
Il écrit quelques mots à Marie-Louise.
« Le temps est beau et j'aurai une navigation douce. J'espère que ta santé te soutiendra et que tu auras le courage nécessaire. J'aurai un grand plaisir à te voir ainsi que mon fils. »
Mais les reverra-t-il jamais ?
« Adieu ma bonne Louise. Je te prie de donner un baiser bien tendre à mon fils et de faire mes compliments à toutes ces dames. Tout à toi.
« Ton affectionné et fidèle époux.
« Napoléon. »
Mais qu'il est difficile de s'arracher à la France !
Le vent est si faible que, monté à bord de l'
On l'acclame.
Enfin, le vendredi 29 avril 1814, on met à la voile.
Il reste le plus souvent à la proue, ou bien il marche sur le pont. Il regarde s'éloigner les côtes françaises. Il s'accoude au bastingage. Il dit à Bertrand :
- Les Bourbons, pauvres diables, se contentent d'avoir leurs terres et leurs châteaux, mais si le peuple français devient mécontent de cela et trouve qu'il n'y a pas d'encouragement pour leurs manufactures, ils seront chassés dans six mois.
- Six mois ? murmure Bertrand.
Il ne répond pas.
Il passe les nuits sur le pont, dans la douceur de l'air chargé des senteurs de la végétation insulaire.
Voici, le dimanche 1er
mai, Ajaccio à portée de canon. C'est le passé qui surgit, telle une Atlantide. Il fixe longuement du regard les quais du port, la forteresse. Ici, son destin a lancé ses premiers défis, fait rouler les dés.On est en panne devant Calvi.
Il lui semble qu'il se sent mieux dans son corps depuis qu'il respire cet air, qu'il voit ces couleurs, cette montagne corse.
Enfin, le mardi 3 mai 1814, la frégate jette l'ancre à l'entrée de Portoferraio. Il enlève le chapeau de marin qu'il portait. Il coiffe son bicorne. Le voici en uniforme des chasseurs à cheval de la Garde impériale, sur lequel il porte l'étoile de la Légion d'honneur et la décoration de la couronne de fer de roi d'Italie.
Il est toujours un soldat et un souverain.
Sixième partie
Je suis regretté et demandé par toute la France
4 mai 1814 - 28 février 1815
22.
Il est quatorze heures, ce mercredi 4 mai 1814. Il s'approche de la coupée, avançant au milieu des marins de l'
Tout à coup, des fumées blanches couronnent les forts de Stella et de Falcone, dont il connaît la situation et a étudié les plans déjà. Les explosions se succèdent. Entre les forts, il distingue quelques moulins en ruine qui dominent à la fois la ville et la mer.
Là il a pensé s'établir, dans cette zone des
Il donne l'ordre qu'on hisse le drapeau du nouvel État à la poupe de l'embarcation qui va le conduire à quai.
Il descend lentement l'échelle de coupée, murmure :
- Me voici logé à bonne enseigne, ce sera l'île du repos.
Il se tient debout au milieu de la barque. Il lui semble s'avancer vers l'une de ces villes corses de son enfance, avec ces maisons à arcades, aux façades austères qui s'élèvent en amphithéâtre au-dessus des quais.
Il est chez lui, ici.
Il saute à quai.