Il veut chasser ces pensées, et chaque soir il chevauche, en compagnie d'un officier d'ordonnance, sur les chemins de l'île, inspectant les forts, se rendant à Marciana Marina ou à Marina del Campo, des ports situés loin de Portoferraio.
Il faut qu'il soit en mouvement. Il faut qu'il donne audience tout l'après-midi. Il a besoin de voir des gens, de sentir la vie de l'île et du monde, de recevoir les visiteurs, souvent des Anglais qui, respectueusement, viennent lui rendre visite, l'interroger.
Il lit l'étonnement sur le visage de ces membres du Parlement de Londres, Fazakerley et Vernon, qui viennent d'entrer dans le jardin des
- Je voulais faire de grandes choses pour la France, dit-il, mais j'ai toujours demandé vingt ans. Il me fallait vingt ans pour réaliser mon système.
Il se lève, les entraîne vers l'esplanade.
- En France, dit-il, la queue est bonne, la tête mauvaise. En Angleterre, la tête est bonne, la queue médiocre. L'Angleterre joue aujourd'hui le premier rôle, mais son tour viendra : elle tombera comme tous les grands Empires. Mais la France n'est pas épuisée. J'ai toujours ménagé ses ressources, j'ai tiré des soldats de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne pour épargner la France, j'ai levé des contributions partout, pour le même objet. Vous aurez vu dans les provinces une jeunesse abondante, l'agriculture améliorée, des manufactures florissantes.
Et il veut, ici, dans l'île, changer les habitudes. Il a introduit la pomme de terre, fait planter les châtaigniers sur les faces nord des collines, et des oliviers et de la vigne sur les pentes exposées au sud. Il ouvre des routes, oblige chaque habitant à avoir des latrines.
- J'agis, je transforme, dit-il.
Il leur fait visiter les
- Moi, je suis né soldat ; j'ai régné pendant quinze ans, je suis descendu du trône. Eh bien, quand on a survécu aux malheurs humains, il n'y a qu'un lâche qui ne puisse pas les supporter. Ma devise, ici ?
Quand les audiences sont terminées, il chevauche à nouveau sur les sentiers. Il chasse et, au crépuscule, va jusqu'à l'ermitage de la Madone, au Monte Giove, parce que dans le silence de cette forêt de châtaigniers et l'air vif de la cime il s'apaise. Il reste ainsi de longs moments à contempler le coucher du soleil et la Corse qui se découpe sur l'horizon rouge. Puis il passe la nuit dans la cellule de l'ermitage.
Un matin, le général Bertrand le rejoint. Madame Mère est arrivée. Elle est furieuse, explique le grand maréchal du Palais, de ne pas avoir été accueillie à Portoferraio par l'Empereur.
Il est ému. Sa mère près de lui dans une île, comme aux premiers temps de sa vie, sur cette autre île que le soleil levant estompe.
Il se précipite. Elle est devant lui enfin, dans sa longue robe sombre, raide et sévère, toujours comme un éclat de rocher noir, plus maigre, avec plus d'inquiétude dans le regard, et des cheveux blancs. Il se voit dans son regard. Elle doit se souvenir de l'enfant, de l'homme jeune, de l'Empereur, et elle voit un homme qui va avoir quarante-cinq ans dans quelques jours et qui est devenu gros, si bien qu'il semble courtaud, massif, presque une boule ronde avec ses cheveux rares.