Le soir, il descend par le chemin muletier jusqu'à la maison de Marciana Alta où réside sa mère.
Il demeure silencieux en face d'elle.
Parfois elle pose une question brève.
Napoléon écoute sa mère. Elle voudrait reconstituer les liens familiaux entre eux tous. Pauline doit arriver de Naples, répète-t-elle. Elle évoque Caroline, s'essaie à la disculper, et elle plaide pour Murat.
Il écoute, approuve. Il peut avoir besoin de Murat. Le roi de Naples a trahi, mais les hommes faibles sont le jouet des circonstances.
Il remonte dans l'ermitage et commence à écrire.
« Ma bonne amie,
« Je suis ici dans un ermitage de six cents toises au-dessus de la mer, ayant le coup d'œil de toute la Méditerranée, au milieu d'une forêt de châtaigniers. Madame est dans le village, cent cinquante toises plus bas.
« Ce séjour est très agréable. Ma santé est fort bonne, je passe une partie de la journée à chasser.
« Je désire bien te voir et aussi mon fils. Je verrai avec plaisir Isabey. Il a ici de très beaux paysages à dessiner.
« Adieu, ma bonne Louise. Tout à toi, ton
« Nap. »
Il regarde autour de lui. Le soleil entre par de grands pans éblouissants dans la pièce. Dehors, des grenadiers traînent sur l'aire un mulet mort durant la nuit.
Il observe tout cela et le changement de lumière sur l'horizon.
Parfois il a le sentiment que toutes les choses se valent, qu'il faut la même énergie pour faire placer dans l'écurie une petite pompe afin que les mulets ne risquent pas d'être noyés que pour préparer une bataille.
Il est ainsi fait qu'il voit tout, qu'il veut mettre de l'ordre, et ne peut accepter la confusion, le chaos, le laisser-aller.
« Monsieur le Comte Bertrand, écrit-il, il me manque trois volets pour les fenêtres de ma chambre. Il faut envoyer trois rideaux pour la chambre de Madame, les tringles y sont, envoyez-nous aussi des feux, pincettes, pelles...
« Je crois vous avoir mandé d'écrire à la princesse Pauline de ne pas amener de maître de piano, mais seulement un bon chanteur et une bonne chanteuse, vu que nous avons ici un bon violon et un bon pianiste. »
Il s'arrête d'écrire.
Peut-il finir sa vie ici ? Sous la menace des assassins, dans la pauvreté, car il ne reçoit rien de la rente qu'on doit lui verser, et alors que « je suis regretté et demandé par toute la France », déjà !
Il sait que partout dans les casernes les soldats ont fêté, malgré les consignes reçues, la Saint-Napoléon, et piétiné la cocarde blanche.
Il regarde le paysage. Parfois il lui semble que cette plate-forme rocheuse a la forme d'un aigle aux ailes déployées.
La nuit du 1er
septembre, on le réveille. Un bateau vient de jeter l'ancre dans le golfe de Portoferraio, mais a choisi de s'abriter dans une crique, loin du port.Il s'habille à la hâte, fait seller sa jument blanche et descend le long du sentier jusqu'au col de Procchio. Il voit de loin arriver les cavaliers, la voiture, les deux mulets qui avancent lentement.
Il savait que Marie Walewska voulait lui rendre visite, et il avait donné son accord à son frère, le major polonais Teodor Walewski. Mais maintenant qu'il attend, marchant à la rencontre de la voiture, il est préoccupé. Peut-être a-t-il cédé à un mouvement irréfléchi. Si les espions autrichiens apprennent la venue de Marie Walewska, ils en tireront parti contre lui, et l'Impératrice trouvera là un prétexte ou un argument.
Mais il est aussi impatient et ému. Pourquoi aurait-il refusé cette visite, celle d'une femme qu'il n'a pas reçue à Fontainebleau à la veille de son abdication, qui est aussi la mère d'un enfant de lui ? N'a-t-il pas assez sacrifié à la raison politique ?
La voiture s'arrête. On élève la lanterne. Il les voit, elle dans la pleine beauté d'une femme de presque trente ans, et lui, Alexandre, l'enfant, des boucles blondes,
Il s'assied près d'elle. Cela fait des années qu'il ne la côtoie plus.