Quelle est cette mascarade ? On lui présente les clés de la ville sur un plateau d'argent. On l'invite à se placer sous un dais de papier doré surmonté d'abeilles en carton.
Il est entré dans toutes les villes glorieuses que compte l'Europe. Il a vu brûler Moscou. Il a été couronné à Notre-Dame. Et le voici qui s'avance vers l'autel d'une petite église alors que dans les ruelles la foule crie, l'acclame, que les tambours roulent et que l'odeur insupportable des détritus, des immondices, cette odeur d'excréments flotte jusque dans l'église paroissiale qu'on vient de décréter cathédrale.
Il répond à peine à Mgr Arrighi, un Corse qui lui affirme qu'il est un cousin des Bonaparte.
Il a un mouvement d'impatience. Il veut se retirer à l'hôtel de ville, où il doit séjourner. La foule piétine en criant devant le bâtiment. Et il y a toujours cette puanteur.
Il exigera des habitants qu'ils ne versent plus leurs immondices dans la rue. Il édictera des lois pour que l'hygiène soit établie partout dans l'île.
Il donne quelques ordres à Marchand, son valet de chambre, à Rathery, le secrétaire. Il veut, commence-t-il à expliquer aux généraux Drouot et Cambronne, ainsi qu'à Bertrand, le grand maréchal du Palais...
Mais il s'interrompt, répète : « du Palais ».
Il veut, reprend-il, que l'étiquette soit respectée ici comme aux Tuileries ou à Saint-Cloud. Il nommera des chambellans. Bertrand veillera sur tous ces dignitaires recrutés parmi les notables de l'île, on organisera des dîners et des bals avec leurs épouses. Il passera en revue la Garde dès qu'elle aura débarqué. Et demain, à l'aube, il commencera la visite de l'île.
Pour l'heure, qu'on le laisse seul.
Il écrit :
« Ma bonne Louise,
« Je suis resté quatre jours en mer par temps calme, je n'ai point du tout souffert. Je suis arrivé à l'île d'Elbe qui est très jolie. Les logements y sont médiocres. Je vais en faire arranger en peu de semaines. Je n'ai pas de nouvelles de toi. C'est ma peine de tous les jours. Ma santé est fort bonne.
« Adieu, mon amie, tu es loin de moi, mais mon idée est avec ma Louise. Un tendre baiser à mon fils. Tout à toi.
« Nap. »
Il s'allonge. Il entend le bruit de la mer. Il retrouve son enfance et sa jeunesse. Il se sent plein d'énergie.
À l'aube, il galope déjà dans cet air léger du mois de mai, et au fur et à mesure qu'il s'éloigne de Portoferraio, par ces chemins caillouteux et étroits accrochés à flanc de montagne, il reconnaît les parfums de cette végétation qui lui rappelle aussi la Corse.
Il arrive à Rio Marina. Le sol est rouge. Les galeries des mines de fer s'enfoncent dans la falaise. Il veut connaître les quantités produites, en portées, les bénéfices réalisés, les impôts payés. Il lui semble que le visage de l'administrateur des mines ne lui est pas inconnu. Si souvent les circonstances ont replacé sur sa route des hommes connus autrefois, qu'il ne s'étonne plus que l'homme qui se nomme Pons, de l'Hérault, ait participé au siège de Toulon à ses côtés. Mais, dit Pons avec fierté, je suis resté républicain, jacobin.
- Je ne demande que la fidélité à la France, dit Napoléon.
Il s'éloigne. Cet homme-là est digne de confiance, puisqu'il n'a pas été un courtisan durant les heures glorieuses.
Il s'éloigne, parcourt les chemins.
Il faudra ouvrir des routes. Ici, dans ce vallon de San Martino planté de vignes, on élèvera une construction qui sera résidence d'été et relais de chasse. Le lieu est calme et ombragé. La vue porte jusqu'à la mer.
Là, aux
Napoléon revient chaque jour suivre les travaux. Il fait ouvrir un tunnel dans la falaise qui permet d'accéder à une petite esplanade d'où l'on découvre Portoferraio. On peut ainsi quitter les
Parfois, en regardant une carte de l'île ou bien en découvrant le panorama depuis l'esplanade des
Il prend à témoin Bertrand ou Drouot, ou bien Peyrusse, cet ancien trésorier de la couronne qu'il a nommé son ministre des Finances. Deux cent trente-trois kilomètres carrés et quelques milliers d'habitants !
Et il a été l'empereur de la plus grande partie de l'Europe, l'égal de Charlemagne ! Il a dirigé une armée de plusieurs centaines de milliers d'hommes appartenant à toutes les nations, et il ne commande plus qu'à seize cents hommes, et parmi eux, il n'y a que six cent soixante-quinze grenadiers de la Garde, cinquante-quatre chevau-légers polonais, un bataillon recruté sur place et un bataillon de Corses auxquels il ne peut guère faire confiance, parce que sans doute des espions, des ennemis, peut-être des assassins s'y sont sûrement introduits.
Mais le paysage l'exalte.