Il s'y arrête, fait quelques pas le long de la route de Bruxelles. En face, de l'autre côté d'une vallée mamelonnée, pleine de bouquets d'arbres et de haies, s'élèvent les pentes du plateau Saint-Jean. Il voit malgré la pluie qui continue de tomber les troupes anglaises qui s'y fortifient. Il ne les a pas détruites. Il ne s'est pas vraiment enfoncé comme un coin entre Wellington et Blücher. Il faut que Grouchy repousse les Prussiens. Et lui, demain, brisera les Anglais.
On tire encore. Il s'éloigne lentement. Indifférent. Mourir ici ? Pourquoi pas ? Il repart, remontant les flots des troupes qui marchent sur le plateau Saint-Jean. Il dévisage ces soldats harassés, boueux, qui lèvent encore leurs fusils « Vive l'Empereur ! » crient-ils.
Il détourne la tête. Il grelotte.
Il fait allumer un grand feu dans la ferme du Caillou, afin de se sécher. Mais alors, tout son corps lui fait mal. Il ressort à pied. Être à cheval est trop douloureux. Il marche lentement dans la boue jusqu'aux avant-postes.
La fatigue. La douleur. La détermination.
Il rentre à la ferme du Caillou. Mais comment dormir dans cette nuit d'attente ?
Il ressort. La pluie a cessé. Les feux de bivouac des Anglais forment une ligne brillante tout au long du rebord du plateau Saint-Jean.
Demain...
Il retrouve la ferme du Caillou à une heure du matin, ce dimanche 18 juin 1815.
Il dicte d'une voix ferme :
« Messieurs les commandants de corps d'armée rallieront leurs troupes, feront mettre les armes en état et permettront que les soldats fassent la soupe afin qu'à neuf heures précises chaque corps d'armée soit prêt et puisse être en bataille avec son artillerie et ses ambulances.
« L'Empereur ordonne que l'armée soit prête à attaquer à neuf heures du matin. »
30.
Il s'est assis sur le lit de camp qu'on a dressé dans une petite pièce au rez-de-chaussée de la ferme du Caillou. Il ne pense même pas à s'allonger. Il ne pourra pas dormir, il le sait. Il se lève, va jusqu'à l'étroite fenêtre, puis traverse les pièces du rez-de-chaussée remplies d'officiers qui somnolent sur des bottes de paille.
Par la porte ouverte, il entend la pluie qui continue de tomber. Il sent l'odeur de la boue, de cette terre détrempée. Il va jusqu'au seuil. Au loin, on entend les tambours battre la diane. Des feux de bivouac brûlent en vacillant sous l'averse. Il ne fait pas froid, mais il grelotte. Il voit des soldats qui passent, vêtements trempés, armes mouillées, corps comme affaissés, épuisés par la fatigue et la nuit passée sous l'orage.
Il reste là. Il ne peut détacher ses yeux de ce crépuscule sombre qui se dessine. Il regarde vers le mont Saint-Jean. Les Anglais sont là-bas, au sommet des pentes, qu'il faudra gravir sous leur mitraille. Et avant de parvenir jusqu'au rebord du plateau, il faudra enlever ces bâtiments qu'ils ont dû fortifier, le château Hougoumont, sur leur droite, la ferme de la Haie-Sainte au centre, la ferme Papelotte plus à leur gauche.
Il respire mal, comme si sa poitrine était écrasée.
Voilà plusieurs jours déjà que les douleurs le tenaillent. Et pourtant il faut tirer de soi de l'énergie pour cette journée.
Il n'a plus besoin de regarder les cartes.
Il a devant ses yeux les moments de la bataille, jusqu'au dénouement. Il marchera vers le village de Waterloo, qui se trouve sur le plateau, au-delà de la ferme du mont Saint-Jean. Puis il lancera ses troupes sur Bruxelles. Après...
Il ne sait toujours pas. Et ce vide, ce noir sont comme une marée, qui remonte, recouvre toutes les phases de la bataille jusqu'à effacer la certitude de la victoire qu'il s'efforce d'enraciner en lui, et qui est engloutie.
Il ne sait plus. Il voudrait étouffer cette pensée qui l'envahit comme un mouvement instinctif de l'esprit :