Mais quoi, ce n'est pas Blücher, mais l'une de ses colonnes. Où est Ney, s'est-il emparé du carrefour des Quatre-Bras ?
Napoléon monte à cheval. Il est épuisé, il somnole tout en avançant. À Charleroi, il salue à peine Mme Puissant d'Hensy, qui est propriétaire de la belle demeure où il s'est installé. Il veut des cartes dans sa chambre. Il veut qu'on lui fasse rapport heure par heure, plus souvent s'il le faut, sur les mouvements de troupes prussiennes. Ney s'est-il emparé des Quatre-Bras ? Où est le corps d'armée de Drouet d'Erlon, qui doit avec moi attaquer Blücher demain ?
Il a le sentiment qu'il parle et dicte en vain. Soult l'écoute. Grouchy et Ney reçoivent les messages, mais ne les comprennent pas, ne les exécutent pas.
Il faut qu'il donne davantage de précisions afin qu'ils suivent exactement mes ordres.
« Je serai entre dix et onze heures à Fleurus ; si l'ennemi est à Sombreffe, je veux l'attaquer, je veux même l'attaquer à Gembloux et m'emparer aussi de cette position. Mon intention étant de partir cette nuit, et d'opérer avec mon aile gauche que commande le maréchal Ney sur les Anglais. »
Mais il n'est pas satisfait de ce qu'il dicte. Trop de détails secondaires, maintenant.
Il ne dort pas, et dès six heures du matin, le vendredi 16 juin 1815, il arpente les pièces de la demeure, réveille les aides de camp, dicte de nouveaux ordres : à Grouchy l'aile droite, Ney l'aile gauche. Et lui sera au centre.
Il chevauche vers les avant-postes, donne l'ordre de l'attaque, avance avec les premières lignes. Puis il rejoint la Garde au village de Ligny. Il faut prendre ces hauteurs, là, à Bussy.
Il suit à la lunette l'assaut à la baïonnette. Les Prussiens de Blücher reculent. Il dit :
- Il se peut que dans trois heures le sort de la guerre soit décidé. Si Ney exécute bien ses ordres, il n'échappera pas un canon de cette armée.
Il parcourt le champ de bataille. Les blessés et les morts sont mêlés dans Ligny incendié. Les corps sont enchevêtrés, Prussiens et Français. On s'est battu à la baïonnette et même à coups de crosse.
L'église de Ligny a changé plusieurs fois de main. Victoire. Mais Blücher recule en bon ordre.
Il interpelle Ney.
- Pourquoi tant d'incertitudes, tant de lenteurs ? Vous venez de perdre trois heures ! lui lance-t-il.
Les Anglais sont maintenant retranchés et tiennent les Quatre-Bras, alors que Ney aurait pu les bousculer il y a quelques heures.
Il faut attaquer, briser cette résistance. Il dit à Grouchy :
- Pendant que je vais marcher aux Anglais, vous allez vous mettre à la poursuite des Prussiens.
Il avance sous la pluie. Les boulets commencent à tomber. Une batterie ennemie a dû le repérer, le prendre pour cible. Mais il ne galope pas. Il progresse à son pas. Ces explosions proches, ces jets de pierres et d'éclats repoussent la douleur qui le ronge et qui, dès que le bombardement cesse, qu'il met pied à terre, revient, sourde, lancinante, percée de brefs éclats aigus.
Tout à coup, c'est l'orage. Une pluie diluvienne qui noie l'horizon. Il sent l'eau qui traverse sa redingote, entre dans ses bottes, glisse le long de sa peau.
Un aide de camp rapporte que les Anglais abandonnent les Quatre-Bras en se battant pied à pied. En avant ! Il galope à la tête des escadrons de la Garde. Il oublie son corps. L'averse fouette, les balles et les boulets des compagnies anglaises qui se replient sifflent.
Il donne un coup de reins, il enfonce les éperons. Il n'est plus qu'une volonté : atteindre sur les hauteurs cette construction qu'il a repérée sur les cartes, le cabaret de la Belle Alliance.