Il commence à dicter la proclamation qu'il veut adresser à ces soldats de tous âges. Il la datera du 14 juin.
« Soldats, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l'Europe. Alors, après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux. Nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône. Aujourd'hui, cependant, coalisés contre nous, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France... Un moment de prospérité les aveugle ! S'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau. »
Il laisse tomber le menton sur la poitrine.
« Soldats, reprend-il, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir, mais avec de la constance, la victoire sera à nous : les droits, l'honneur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr. »
Il repart pour Avesnes, Beaumont, Charleroi. La pluie tombe en brutales averses où la voiture s'enlise. Il fait lourd, étouffant, et parfois il y a un souffle froid qui porte la pluie par rafales.
Il monte à cheval. Chaque coup de sabot sur le sol est douloureux, résonne lourdement dans le bas-ventre.
Ne rien sentir de cela.
Il s'arrête au pied d'un moulin entre Charleroi et Fleurus. Le ciel s'est dégagé. Il monte lentement dans la construction. Au loin, il aperçoit les coulées sombres de l'armée prussienne de von Zeiten. C'est elle que l'on attaquera demain 16 juin.
Il marche lentement. Les pieds s'accrochent au sol boueux. Chaque mouvement est douloureux.
Il soupire malgré lui. Il voit cette maison, un cabaret qui s'élève sur le bord de la route et d'où l'on domine la vallée de la Sambre. C'est le cabaret de Bellevue. Il reste un instant debout. Les troupes passent devant lui, levant leurs fusils, criant : « Vive l'Empereur. »
Il voit la chaise que La Bédoyère vient d'apporter. Il s'y laisse tomber. Il regarde ces hommes défiler devant lui, puis leurs visages s'effacent, les cris s'éloignent.
Il se réveille. Les troupes passent toujours. Il voit Ney, Soult, les officiers de l'état-major. Il se lève.
- Ney, poussez l'ennemi sur la route de Bruxelles et prenez position aux Quatre-Bras, dit-il.
Il se tourne vers Soult :
- Il est possible qu'il y ait demain une affaire très importante.
Il commence à dicter des ordres. Mais il a un instant de doute. Soult comprend-il ? Il se souvient de Berthier. Il ne disait qu'un mot au prince de Neuchâtel, mais Berthier saisissait, devinait, transmettait, complétait. Que peut Soult ?
Il s'assied à nouveau. Il voit s'approcher le général Gérard, la mine défaite. Napoléon se lève, va vers lui. On accueille les mauvaises nouvelles debout. Gérard explique que le lieutenant-général Bourmont et son état-major, le colonel Clouet, le chef d'escadron Villoutreys et d'autres officiers sont passés à l'ennemi. Gérard tend la lettre que Bourmont lui a laissée : « Je ne veux pas contribuer à établir en France un despotisme sanglant... a écrit Bourmont. On ne me verra pas dans les rangs étrangers. Ils n'auront de moi aucun renseignement... »
Bourmont livrera tout ce qu'il sait, les ordres reçus, les effectifs de l'armée, le plan de campagne. Tout.
Napoléon méprise cet homme qui a servi dans l'armée des princes en 1791, et combattu en Vendée.
- Qui est bleu est bleu, qui est blanc est blanc, dit Napoléon avec une grimace de dégoût.
On annonce que les Prussiens de von Zeiten reculent, que le premier affrontement se solde donc par une victoire : quinze cents prisonniers, six pièces de canon enlevées, quatre régiments prussiens écrasés.