Il ne veut pas entendre. Les tambours roulent. Il faut vaincre ou périr. Il regarde le ciel à l'est. Le temps s'éclaircit. La pluie s'est arrêtée. Il rentre dans la ferme. Les généraux se rassemblent autour de lui.
Drouot murmure :
- On ne peut engager une bataille ce matin. L'artillerie s'embourbera.
Le général Reille hoche la tête :
- L'infanterie anglaise est inexpugnable en raison de sa ténacité calme et de la supériorité de son tir, ajoute-t-il. Avant de l'aborder à la baïonnette, on peut s'attendre à ce que la moitié des assaillants soient abattus. Mais si l'on ne peut la vaincre par une attaque directe, on peut le faire par des manœuvres.
Napoléon écoute. Les tambours roulent. Les armées sont en place.
- Je sais, dit-il. Les Anglais sont difficiles à battre en position, aussi vais-je manœuvrer.
Il dévisage les officiers. Il lit sur eux la même inquiétude et la même angoisse, la même incertitude que celles qu'il porte en lui. Ils sont son miroir.
- Nous avons quatre-vingt-dix chances pour nous, lance-t-il avant de sortir. Je vous dis que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de mauvaises troupes et que ce sera l'affaire d'un déjeuner.
Il ferme les yeux, car le soleil l'aveugle maintenant. Il brûle, faisant battre le sang plus fort, comme s'il faisait jaillir tout à coup la fatigue.
Napoléon monte à cheval. Il galope jusqu'aux avant-postes. On ne tire pas encore. Il s'arrête sur une butte, au sommet de laquelle est bâtie la ferme Rossomme. Il peut voir une large partie de cette vallée qui s'évase entre les deux plateaux, celui de Saint-Jean au nord, où il distingue parfois les tuniques rouges des fantassins anglais, et celui de la Belle-Alliance, où les Français sont en train de se ranger en bataillons.
Il se tourne vers Soult. Il dicte un nouveau message pour Grouchy : « Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvements afin de vous rapprocher de nous. »
Puis il demande à ce que l'on dresse son lit de camp, ici, dans cette ferme. Il veut essayer de dormir une heure.
Il se réveille après quelques minutes. Les tambours roulent. L'armée défile en direction de la ferme de la Belle-Alliance, située à environ un kilomètre et demi au nord de la ferme du Caillou.
Belle armée ! Grande Armée !
Il croise les bras. L'émotion le submerge. « Tant de braves. » Il dicte un ordre. La Garde se placera ici, entre la ferme Rossomme et la ferme de la Belle-Alliance. Et il demeurera là, avec elle, dans l'une ou l'autre ferme.
Il est onze heures trente. C'est le moment.
La batterie de la Garde ouvre le feu sur le château d'Hougoumont. C'est la première phase, l'assaut sur l'aile droite de Wellington.
À douze heures, les fantassins, sous l'ordre de Jérôme, se lancent à l'assaut.
Il les voit s'avancer, puis, avant même d'entendre les décharges et le crépitement de la fusillade, il les voit s'effondrer.
Jérôme, auquel il a dû faire confiance ! Par qui d'autre le remplacer ? A-t-il le choix ? Jérôme qui épuise les hommes dans des attaques frontales meurtrières.
Cela piétine ! Cela saigne !
Il regarde droit vers le nord-est, vers la ferme de Papelotte, vers sa droite. Ce nuage de poussière, c'est celui que soulève un corps d'armée en marche. Grouchy ? Qu'on envoie des éclaireurs.
Il est treize heures et on ramène déjà un prisonnier : un hussard noir prussien, qui appartient aux troupes de von Bülow et de Blücher. Il est porteur d'une lettre de Bülow à Wellington qui annonce l'arrivée des Prussiens.
Napoléon fixe le nuage de poussière. Combien d'hommes ? Peut-être trente mille si tous les Prussiens de Blücher sont là. Mais que faire ? Grouchy est sans doute à leur poursuite. Et l'attaque est engagée ici. Il faut les contenir. Qu'on marche vers le village de Plancenoit, à ma droite. J'en charge le maréchal Mouton. Et que Ney attaque le centre de Wellington.
Le soleil brûle. La chaleur est torride, orageuse, elle pique le corps de milliers d'aiguilles de feu. Il est treize heures trente, ce dimanche 18 juin 1815.
Mais que fait Ney ? Il attaque la ferme de la Haie-Sainte sans canons ! Les fantassins sont fusillés à bout portant par les Anglais retranchés dans la ferme ! D'autres se lèvent parmi les blés, taches rouges qui tirent sur les cavaliers de Ney.
Napoléon reste immobile sur son cheval. Il se sent prisonnier d'une douleur diffuse qui serre tout son corps, pèse sur les épaules, enfle comme jamais ses veines. Ses jambes et ses cuisses sont lourdes.
Mais que fait Ney ?