Le maréchal charge maintenant à la tête de ses escadrons de cuirassiers. Les chevaux s'abattent. Un aide de camp crie que le maréchal a eu son cinquième cheval tué sous lui ! Que recherche-t-il, la mort ? Les charges se succèdent. Les chevaux épuisés par la course arrivent lentement sur les fusils et les canons anglais qui les taillent en pièces.
- Le malheureux ! s'écrie Napoléon. C'est la seconde fois depuis avant-hier qu'il compromet le sort de la France.
Mais il faut le soutenir, tenter de s'emparer de cette ferme de la Haie-Sainte et, au-delà du plateau Saint-Jean, de la ferme du mont Saint-Jean. Coûte que coûte.
Il sent que les événements se succèdent et s'imposent à lui. Où est Grouchy ? Il se tourne vers Soult. Le message pour Grouchy a-t-il été porté ? Par combien d'officiers ?
Napoléon fait lentement avancer son cheval vers la Garde. Les bonnets à poil sont alignés, immobiles, le fusil sur le bras.
Il va faire donner la Jeune Garde d'abord, afin qu'elle contienne ces Prussiens qui ne sont plus qu'à trois kilomètres de la ferme de la Belle-Alliance et risquent d'enfoncer tout le flanc droit.
Il voit les grenadiers se mettre en place, tambour en tête.
Puis l'artillerie prussienne se déchaîne. Il aperçoit les flammes qui s'élèvent au-dessus du village de Plancenoit. La Jeune Garde l'a pris. Mais les Prussiens déferlent à nouveau par milliers.
La Vieille Garde, alors.
Il va vers les grenadiers.
- Mes amis, vous voilà arrivés au moment suprême. Il ne s'agit pas de tirer. Il faut joindre l'ennemi corps à corps, et, avec la pointe de vos baïonnettes, le précipiter dans le ravin d'où il est sorti et d'où il menace l'armée, l'Empire, la France.
Ils s'ébranlent. Ils vont reprendre Plancenoit, il en est sûr. Mais combien d'hommes resteront pour l'attaque principale vers le nord contre Wellington et le plateau du mont Saint-Jean ?
Le jour baisse. L'incendie de Plancenoit éclaire le crépuscule. Un aide de camp blessé murmure qu'on s'y est battu au corps à corps, fusillé à bout portant. Comme à Ligny.
Il écoute. Il faut jouer le tout pour le tout. Percer le front anglais avec ce qui reste de la Vieille Garde.
Il va vers ces six mille hommes. Il se place parmi eux. Il donne le signal. La Garde marche, tambours et fanfares au cœur des carrés, aigles déployées. Les fantassins qui doivent l'appuyer crient : « Vive l'Empereur. »
On monte la pente du plateau Saint-Jean. Napoléon regarde les débris de la ferme de la Haie-Sainte, qui a été conquise peu avant.
On atteint le sommet de la pente. Et, tout à coup, les habits rouges se dressent dans les blés, tirent par longues salves, jamais interrompues car d'autres Anglais surgissent à leur tour, cachés par les épis ou des haies.
La Garde hésite, la Garde recule. Les canons anglais la mitraillent. La cavalerie charge.
Un cri : « Sauve qui peut ! »
Les régiments voisins de la Garde se défont. Les fuyards s'éparpillent dans la nuit qui vient de tomber. Les Anglais attaquent. Les Prussiens de Zeiten, qui les ont rejoints, chargent. Sous le nombre, tout est enseveli.
Napoléon est à cheval au milieu d'un carré de la Garde qui reste inentamé sous les charges, les boulets, les balles. Il se dresse. C'est maintenant qu'il doit être frappé, c'est maintenant qu'il faut mourir. Il fait avancer son cheval vers les bords du carré.
Le carré recule en bon ordre. La fanfare joue.
Il marche à son pas. Il voit autour de lui cette mer démontée, ces groupes d'hommes qui fuient, se battent pour passer le pont qui, à Genappe, franchit la Dyle.
Il descend de cheval, le carré s'ouvre. Il veut retenir les fuyards. On l'entraîne. Des voix crient dans la nuit : « Les Prussiens, les Prussiens ! »
Napoléon s'éloigne à cheval.
Tout à coup, il ne peut plus. Il ne se soucie pas des quelques cavaliers qui l'entourent. Il descend de cheval. Des aides de camp s'affairent, allument un feu dans une clairière. Il se laisse tomber sur une souche. Il cache son visage. C'est la fin sans la fin.