- Si je disais un mot, reprend-il, les députés seraient tous assommés.
Il se tourne à nouveau vers la fenêtre. La voix de la foule est encore plus forte. « Vive l'Empereur ! »
- Mais en ne craignant rien pour moi, ajoute-t-il, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons entre nous, nous aurons le sort du Bas-Empire, tout sera perdu.
Il sort de ses appartements. Les galeries de l'Élysée sont vides. Il reconnaît le général Thiébault qui s'avance.
- Sire, commence Thiébault, permettez-moi de mettre à vos pieds l'expression d'un dévouement aussi profond que respectueux.
- C'est de la France qu'il faut en ce moment s'occuper.
- Plus que jamais vous êtes son œuvre de miséricorde, dit le général.
Il descend dans les jardins, se promène d'un pas tranquille dans les allées. Les cris de « Vive l'Empereur » viennent toujours battre les grilles. Ils enflent même dans la nuit qui tombe, et les voix expriment un enthousiasme sauvage, une sorte de fureur. C'est comme sur un champ de bataille avant l'attaque. « Vive l'Empereur ! »
Il va vers Benjamin Constant qui approche dans une allée. L'écrivain est respectueux, attentif.
- Il ne s'agit plus à présent de moi, commence Napoléon. Il s'agit de la France. On veut que j'abdique. A-t-on calculé les suites inévitables de cet abdication ? Me repousser quand je débarquais à Golfe-Juan, je l'aurais conçu, m'abandonner aujourd'hui, je ne le conçois pas. Ce n'est pas quand les ennemis sont à quelques lieues qu'on renverse un gouvernement. Je fais partie maintenant de ce que l'étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même. Elle se reconnaît vaincue.
Il s'arrête, fixe longuement Benjamin Constant.
- Ce n'est pas la fierté qui me dépose, c'est Waterloo, c'est la peur, une peur dont vos ennemis profiteront.
Il écoute et il voit Constant qui tourne la tête vers les Champs-Élysées. C'est une énorme rumeur. On distingue les cris qui sont scandés : « À bas les Bourbons ! À bas les prêtres ! Vive Napoléon ! »
L'Empereur recommence à marcher. Il pourrait...
- Vous le voyez, dit-il, ce ne sont pas ceux-là que j'ai comblés d'honneurs et de richesses. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés pauvres et je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nationalité les éclaire, la voix du pays parle par leur bouche et, si je le veux, si je le permets, dans une heure, la Chambre rebelle n'existera plus.
Il dévisage Constant qui reste silencieux.
- Si je le veux, répète-t-il. Mais non, la vie d'un homme ne vaut pas ce prix ; je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang.
Il abandonne Benjamin Constant. Il s'arrête sur le perron. Il entend ces cris, ces appels qui montent dans la nuit : « Vive Napoléon ! »
Et si son devoir était de rejoindre le peuple, de se mettre à sa tête, de chasser les représentants, de faire la levée en masse ?
Et après ? Il ne voit l'avenir que couvert d'un voile noir. Il ne peut recommencer ni Marengo, ni Austerlitz, ni Wagram.
Il est à l'extrémité de son destin.
Mme la générale Bertrand se précipite vers lui :
- Pourquoi avons-nous quitté l'île d'Elbe ? crie-t-elle.
Elle marche près de lui en se tordant les doigts. Elle est fille, dit-elle, du général Dillon, un Irlandais. Elle est un peu anglaise.