On lui rapporte les manœuvres de Fouché, de La Fayette. Seul à la Chambre des pairs, La Bédoyère a osé parler en sa faveur. « Malheur à ces généraux vils qui l'ont déjà abandonné, pressés de recevoir la loi des étrangers, a-t-il dit. Où sont donc leurs serments ? Il est donc décidé qu'on n'entendra jamais dans cette enceinte que des paroles basses ? »
Il écoute encore. Ce sont toujours les mêmes cris qui montent des rues : « Vive Napoléon », « À bas les Bourbons ». Il marche dans le palais désert. Il reconnaît la silhouette de Davout, maréchal, prince d'Eckmühl, duc d'Auerstaedt,
- Où veut-on que j'aille ?
Puis il tend le bras vers le jardin.
- Vous entendez ces cris. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple, qui a l'instinct des vraies nécessités de la patrie, j'en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n'ont eu du courage contre moi que quand ils m'ont vu sans défense ! On veut que je parte ?
Il a un mouvement de tout le corps pour exprimer son mépris.
- Cela ne me coûtera pas plus que le reste. Fouché trompe tout le monde et sera le dernier trompé, et pris dans ses propres filets ! De sa main, vous aurez Louis XVIII ramené par les Alliés.
Mais après tout, s'ils le veulent ! Il est déjà sorti de scène.
Il commence à trier ses derniers papiers. Il veut quitter l'Élysée pour la Malmaison. Ils sont capables de le livrer aux Alliés. Carnot se fait annoncer.
Carnot est bouleversé. Il parle avec émotion.
- N'allez pas en Angleterre, dit-il. Vous y avez excité trop de haine, vous seriez insulté par les boxeurs1. N'hésitez pas à passer en Amérique. De là, vous ferez encore trembler vos ennemis. S'il faut que la France retombe sous le joug des Bourbons, votre présence dans un pays libre soutiendra l'opinion nationale.
- Adieu, Carnot, dit Napoléon en le serrant contre lui. Je vous ai connu trop tard.
Il revient à sa table de travail, écrit une demande officielle pour que l'on mette à sa disposition à Rochefort deux frégates afin de gagner les États-Unis. Puis, lentement, regardant autour de lui, il se dirige vers le perron.
La rumeur est énorme. La foule a vu la voiture à six chevaux. Elle crie : « Ne nous abandonnez pas ! »
Il baisse la tête. Est-il encore celui que l'on réclame, que l'on acclame ? Il lui semble que c'est à un autre que l'on s'adresse.
Ce qui est fait est fait.
Il sortira par la porte des jardins. Les aides de camp prendront la voiture d'apparat pour détourner l'attention de la foule. Il se retourne, regarde le palais. Puis, dans la voiture qui se dirige vers Chaillot, il se penche afin d'apercevoir les échafaudages qui entourent l'Arc de triomphe en construction.
Il sait. Il ne reverra plus cela. Mais ces avenues, cette route de Rueil, ces allées du parc de la Malmaison, dans lesquelles maintenant il marche, ces salons, ces chambres de la résidence, c'est toute sa vie qui défile, qui se rassemble en ces derniers moments, rappelant les premiers jours de gloire.
Il passe devant un miroir. Il est cet homme gros, chauve, au teint jauni, dont les traits sont tirés par la fatigue.
Il va d'une pièce à l'autre. Entre dans la chambre de Joséphine, ressort, s'assoit près d'Hortense dans le jardin. Il murmure :
- Je ne puis m'accoutumer à habiter ce lieu sans elle. Il me semble qu'elle va surgir au détour d'une allée, derrière un massif de roses.