Il écoute le préfet maritime Casimir de Bonnefous. Cet homme qu'il a nommé l'a, bien sûr, comme presque tous, trahi.
Il s'est rallié à Louis XVIII et a accueilli dans ce lieu même le duc d'Angoulême, qui tentait de dresser en mars 1815 les populations de l'Ouest contre moi. Quelle confiance lui accorder ? Il sera l'instrument docile des décisions prises à Paris. Et que veut-on faire de moi ? Me laisser gagner l'Amérique ? Les Alliés n'ont pas délivré de sauf-conduit. Et il faudrait forcer cette croisière anglaise qui, avec ses navires, tient les passes. Et pourquoi les traîtres de Paris ne souhaiteraient-ils pas mon naufrage et ma mort ou mon arrestation ? Talleyrand est devenu Premier ministre de Louis XVIII ! Et Fouché, son ministre de la Police ! Qu'attendre de ces hommes-là, que j'ai percés à jour depuis des années et qui veulent ma perte ? Ils chercheront à me livrer pour montrer leur servilité. Et Fouché voudra ainsi faire oublier qu'il est un terroriste et un régicide, et qu'il a traqué pour moi les royalistes tant qu'il a cru à la solidité de l'Empire
.Je ne veux leur faire cadeau ni de ma mort ni de ma dignité.
Mais que décider ?
Je n'ai plus de certitude, je ne vois plus de voie droite et ascendante
.Je vois des marécages, et le risque du ridicule et du sordide. Ou bien l'échec d'une aventure désespérée
.Il fait quelques pas hors du bâtiment, et aussitôt il entend les cris de la foule. On l'acclame encore. On crie : « Ne nous abandonnez pas ! »
Il reçoit une délégation des habitants et des soldats. Ces hommes l'adjurent de ne pas quitter la France, d'animer la résistance.
Il montre d'un geste des deux mains sa tenue civile.
- Mes amis, mes conseils et mes avis ont été dédaignés, rejetés. Les ennemis sont à Paris.
Il secoue la tête.
- Je ne dois pas ajouter les horreurs de la guerre civile à l'invasion étrangère.
Il faudrait donc partir au plus vite. Mais comment ? Mais où ?
Voici Joseph, anxieux mais déterminé. Et quoi que j'aie pu penser de lui, il est là, aujourd'hui, comme un frère aîné, décidé à m'aider
.Mais je suis Napoléon Bonaparte, accompagné d'une maison de soixante personnes ! Je ne suis pas un fuyard, un souverain poursuivi. J'ai décidé d'abdiquer en conscience. La loi doit me protéger
.Il reçoit Las Cases. Il apprécie depuis les temps de l'adversité cet ancien émigré, officier de marine, qui a combattu avec l'armée de Condé mais s'est rallié à l'Empire en 1806.
J'ai fait de lui un conseiller d'État. Qu'il soit mon chambellan, qu'il note mes propos s'il le veut, lui qui a obtenu un si grand succès de librairie avec un
Atlas historique chronologique et géographique. J'aime voir Las Cases avec son fils Emmanuel. Las Cases veut me suivre là où j'irai.Où irai-je ?
On a interdit au bibliothécaire Barbier de faire parvenir à Napoléon les ouvrages demandés sur l'Amérique et les campagnes de la Grande Armée.
Il remarque mille signes inquiétants. Ici et là, sur certains bâtiments publics, apparaissent les premiers drapeaux blancs. Le plus puissant des navires anglais, le Bellerophon
, s'avance dans la rade et arbore la couleur royale.