Il se lève, marche seul dans ce jardin où il s'est tant de fois promené en compagnie de tous ceux qui bâtissaient avec lui l'Empire, préparaient les campagnes victorieuses et qui, hier courtisans, ministres dévoués, sont aujourd'hui morts ou ralliés à ses ennemis.
Pas de regrets. Simplement la mesure du temps, la certitude que le destin est accompli, qu'il ne peut pas recommencer.
Il faut maintenant préparer ce qui vient. Qu'on demande à Barbier, le bibliothécaire, des ouvrages sur l'Amérique et un état particulier de tout ce qui a été imprimé sur les diverses campagnes des armées qu'il a commandées depuis vingt ans.
Voilà un but pour cette nouvelle vie, où qu'elle se déroule. Combattre par l'esprit, revivre par le mouvement de la mémoire et de la pensée et échapper à l'inaction. Il sent un flux d'énergie en lui. Il dicte la dernière proclamation à la Grande Armée :
« Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d'apprécier vos travaux ont vu, dans les marques d'attachement que vous m'avez données, un zèle dont j'étais le seul objet : que vos succès futurs leur apprennent que c'était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m'obéissant, et que si j'ai quelque part à votre affection je le dois à mon ardent amour pour la France, notre mère commune. »
Il est ému.
Il reprend :
« Soldats, sauvez l'honneur, l'indépendance des Français : soyez jusqu'à la fin tels que je vous ai connus depuis vingt ans, et vous serez invincibles. »
Il est à nouveau dans le jardin de la Malmaison. Il accueille le banquier Laffitte.
- Ce n'est pas à moi précisément que les puissances font la guerre, dit-il. C'est à la Révolution. Elles n'ont jamais vu en moi que le représentant, l'homme de la Révolution.
Il soupire.
- Il me tarde de quitter la France. Qu'on me donne les deux frégates que j'ai demandées et je pars à l'instant pour Rochefort.
Puis il entraîne Laffitte. Il a confiance dans cet homme, qui administre la Banque de France, et qui, il le sait, a géré le trésor de Louis XVIII. Que peut-on sans argent ? Rien. Il faut donc parler d'argent.
- Je ne sais pas encore ce qui m'est réservé, dit-il. Je suis encore en bonne santé et j'ai encore quinze années devant moi. Je dors et je m'éveille quand je veux, je peux monter à cheval quatre heures durant et travailler dix heures par jour. Ma nourriture ne coûte pas cher. Avec un louis par jour, je peux vivre très bien n'importe où. Nous verrons bien.
Il s'assied. Il a fait porter à Laffitte trois millions en or, pris dans le trésor des Tuileries, puis il lui confie huit cent mille francs en espèces, et ce qui reste du trésor de l'île d'Elbe. Pas loin de cinq millions en tout, n'est-ce pas ? D'un geste, il refuse le reçu du banquier. Il a confiance, répète-t-il. Il faudra, avec cette somme, pourvoir les frères, la mère, les gens de la Maison impériale, les époux Bertrand, les valets. Cent mille francs pour Jérôme et pour Madame Mère, sept cent mille pour Joseph, deux cent cinquante mille à Lucien. Et ne pas oublier Hortense, Marie Walewska, Mme Pellapra, Mme Duchâtel.
Il embrasse l'enfant. Il doit contenir ce flot d'émotion qui l'étouffe.
Il s'éloigne dans les allées du parc, revient vers Hortense, murmure :
- Que c'est beau, la Malmaison. N'est-ce pas, Hortense, qu'il serait heureux d'y pouvoir rester ?
Il s'assied, silencieux.
Un officier de la Garde nationale arrive, hors d'haleine. Les Prussiens de Blücher approchent. Ils peuvent tenter un coup de main contre la Malmaison.
Il rit :
- Je me suis laissé tourner.
Puis il rentre à pas lents. Prisonnier des Prussiens, jamais. Il tend à Marchand un petit flacon rempli d'un liquide rouge que le docteur Corvisart lui a donné.
- Arrange-toi pour que je l'aie sur moi, soit en l'attachant à ma veste, soit à une autre partie de mes vêtements, toujours de manière que je puisse m'en saisir facilement.