Il est vrai qu'elle sait recevoir. Il apprécie la Malmaison, cette demeure près de Rueil qu'elle a achetée, aménagée avec élégance. Il s'y rend du samedi midi au lundi midi. On y dîne le plus souvent à plus de vingt, et, quelquefois, il y a plus de cent invités. Mais Joséphine, il l'a appris par les rapports de police, par Bourrienne, par la rumeur, doit plus d'un million de francs, peut-être le double ! Il faut charger Bourrienne d'apurer les comptes. Avec six cent mille francs. Qu'il menace les créanciers qui ont dû exagérer toutes les factures. Mais, celles-ci payées, Joséphine recommencera, il en est sûr. Il faut de l'argent pour elle, pour assurer l'avenir. Que signifierait, d'ailleurs, être au pouvoir et manquer d'argent ? Le pouvoir, c'est aussi l'argent. Il y a les cinq cent mille francs de traitement de Premier consul. Les deux autres n'ont droit qu'à cent cinquante mille. Il y a les crédits de dépense de la « maison consulaire », de l'ordre de six cent mille francs.
Quand un habit, veste et culotte, ne coûte que trente-deux francs, un cheval trois francs, et qu'une journée de travail est payée de un à deux francs, qu'un général de division touche quarante mille francs, cela peut sembler énorme, mais il ne peut y avoir d'égalité entre l'homme qui ordonne et celui qui obéit.
Lucien, nommé ministre de l'Intérieur, est mêlé à tant de trafics, fait l'objet de tant de rumeurs, qu'il va falloir l'éloigner. Joseph, membre du Conseil d'État, qui gère les fonds familiaux, est installé dans le somptueux château et domaine de Mortefontaine. C'est là que Murat et Caroline ont célébré leur mariage. Il possède un hôtel élégant construit par Gabriel, rue du Rocher. Pauline et son époux, le général Leclerc, sont installés dans un hôtel particulier de la rue de la Victoire. Letizia Bonaparte est entourée de financiers qui la conseillent pour ses placements.
Le 25 février 1800, dans la maison de campagne de Talleyrand, à Neuilly, Napoléon passe, maigre, l'œil brillant, parmi tous ces aristocrates du faubourg Saint-Germain que l'ancien évêque d'Autun, ministre des Relations extérieures, a rassemblés pour une soirée fastueuse. Laharpe, critique et traducteur, y récite des vers ; Garat - ancien chef des Incroyables, ces royalistes à la mode extravagante - y chante, en compagnie de Mme Walbonne, la cantatrice à la mode. Les pièces sont éclairées par des centaines de bougies. Les ors et les argents brillent. Napoléon reconnaît des proches de feu Louis XVI, Barbé-Marbois, le chevalier de Coigny, La Rochefoucauld-Liancourt, et voici l'abbé Bernier, qui négocie avec les chouans pour les conduire à déposer les armes et à la soumission.
Car qu'ils ne s'y trompent pas, ces royalistes ! Ce sont eux qui se rallient au pouvoir, et non le pouvoir qui se rallie à eux !
Quand Frotté, l'un des chefs chouans, tombe entre les mains des troupes du général Brune, son sauf-conduit ne le protège pas.
- Ce misérable Frotté, écrit Napoléon. Il a préféré se faire prendre, à rendre les armes.
Pas d'hésitation quand sa plume écrit : « Dans le moment actuel il doit être fusillé. Ainsi la tranquillité se trouvera bien consolidée dans la ci-devant Normandie. »
Et presque tous les jours, on exécute cinq ou six chouans.
Poigne de fer pour ceux qui ne veulent pas se soumettre. D'autant plus que Fouché rapporte des projets d'attentat, d'enlèvement sur la route de la Malmaison.
Napoléon, le soir, souvent, s'en va seul en compagnie de Bourrienne se promener dans les rues de Paris, avec sa redingote grise et un chapeau rond enfoncé sur la tête. Il fait de menus achats, parle avec les uns et les autres comme s'il n'était qu'un quidam qui critique ce Premier consul. Et il se plaît à entendre les réponses.