Il a, au fil des jours, le sentiment qu'il change le sort de ses hommes, celui de l'Italie et de l'Europe. Il s'adresse à eux en italien, dans l'église désaffectée où la Consulte s'est réunie. On l'acclame. On salue en lui le président de la République italienne. L'Italien Melzi est nommé vice-président.
On l'appelle « l'immortel Bonaparte, le héros du siècle ». Il est le libérateur d'un peuple. Il se sent porté par une grande force.
Le 25 janvier 1802, sur la place Bellecour, il passe en revue les troupes rentrées d'Égypte.
Le temps est superbe, le soleil étincelant dans un ciel lumineux. Ce jour d'hiver sec et froid résonne des cris d'enthousiasme de la foule et des soldats qui lèvent leur bonnet ou leur casque au bout de leur fusil. Il y a parmi eux des Mamelouks, des coptes, des Syriens, et surtout ces vieux grenadiers dont il reconnaît les visages et dont il se rappelle parfois les noms, combattants d'Italie et d'Égypte, survivants de Saint-Jean-d'Acre et d'Aboukir.
Il leur serre la main. Il pince leur oreille.
« Qui est plus peuple qu'une armée ? »
Il s'attarde longuement. Il a du mal à quitter ces hommes en armes qui l'acclament.
Que serait-il sans eux ?
Si peu.
14.
Dès son retour à Paris, le 31 janvier 1802, à dix-huit heures trente, Napoléon a commencé à lire les dépêches de Joseph, qui, à Amiens, conduit la négociation avec lord Cornwallis.
Il est irrité, ne réussit pas à rester assis à sa table de travail.
Ces Anglais veulent-ils vraiment la paix ou bien jouent-ils habilement pour étirer les pourparlers, se renforcer durant cette trêve et la rompre à leur convenance ?
Il cesse de lire.
Le voyage depuis Lyon a été fatigant et ennuyeux. La route entre Lyon et Roanne était battue par la pluie mêlée de neige. Le froid était vif, dans les relais, à Roanne, à Nevers, à Nemours.
Il appelle Roustam. Il veut un bain plus chaud encore qu'à l'habitude. Il y reste longuement, puis revient à sa table.
Il écarte les lettres de Joseph, il les lira plus tard. Il feuillette un petit opuscule manuscrit que les espions de police ont saisi et qui circule à Paris. On en parle, indique le rapport qui l'accompagne. On se passe ce texte dont on ignore l'auteur.
Napoléon le parcourt et il sent comme une brûlure sur sa peau. Quel est cet inconnu qui ose ainsi l'insulter, le calomnier, intituler ces quelques vers
Il ferme les yeux, se calme. C'est de cela qu'il faut payer la gloire et le succès. Il lit :
Que fait donc Fouché ? !
Cette pièce de vers est d'un royaliste, sans doute membre de l'une des sociétés secrètes, peut-être celle des Philadelphes, qui continuent de conspirer, qui rêvent d'assassinat.
Il se lève. Le bain et la colère l'ont réchauffé. Il ne ressent plus la fatigue de ce voyage de quatre jours. Il faut qu'il prenne en main, de manière plus précise encore qu'il ne l'a fait jusqu'alors, les affaires de police.
« Citoyen Fouché, commence-t-il à écrire.
« Le rétablissement de la paix avec les puissances me mettant à même de m'occuper plus particulièrement de la police, je désire être instruit de tout dans le plus grand détail et travailler avec vous, au moins une et souvent deux fois par jour, lorsque ce sera nécessaire. »
Il lève la tête, réfléchit quelques secondes, reprend :
« Les heures qui sont le plus commodes sont le matin à onze heures et le soir à onze heures. »
Il ne peut pas tolérer que circulent ce type d'écrits. On doit découvrir son auteur, l'emprisonner. Il ne faut pas laisser les « écrivassiers » empoisonner l'opinion française. Et c'est pourquoi il va ordonner à Fouché de redoubler d'attention afin de ne pas laisser introduire en France des textes d'émigrés, souvent installés à Londres.
Il fouille parmi les dossiers, retrouve ces pamphlets où il est décrit comme un « brigand ». Il les relit comme s'il s'agissait d'un médicament qu'il s'inflige pour se renforcer. Car au moment où l'on discute d'un traité de paix avec l'Angleterre, il doit savoir ce que publient sur lui, à Londres, un Ivernois ou un Peltier, tous deux émigrés, l'un de Genève, l'autre de Paris. Mais ils ne sont pas les seuls. D'autres peignent jusqu'à son enfance pour mieux le calomnier.