À quoi bon leur parler du complot ? On a arrêté le général Fournier-Sarlovèse. Mais qui peut dire qu'il n'aura pas de successeur ? Trop d'hommes, trop de généraux ont la jalousie et l'ambition au cœur. Ils les dissimulent à leurs propres yeux, sous de belles idées jacobines, ces tentures pour hypocrites, afin de cacher l'envie d'être à la première place et la ranceur de ne pas avoir su y accéder.
- Avez-vous remarqué, dit Roederer, qu'en prononçant son discours lors de la réception officielle le cardinal Caprara tremblait comme une feuille ?
Napoléon ne répond pas. La veille, il a en effet constaté l'émotion craintive du légat du pape, dans la salle des Tuileries. Mais il faut se défier des prêtres. Il fait quelques pas dans le jardin, aperçoit Joséphine et Hortense. Peut-il même avoir confiance en ses plus proches ? Un espion de police prétend d'ailleurs que Joseph -
Napoléon rentre dans ce salon.
- Le Premier consul baisera-t-il la patène ? demande Portalis.
Napoléon s'imagine, agenouillé ou incliné, posant ses lèvres sur la coupelle qui contient l'hostie.
Il a un mouvement de rejet de tout son corps.
- Ne me faites pas faire des choses ridicules, dit-il.
Il ne craint pas seulement les ricanements et les menaces des adversaires du Concordat. Même au Conseil d'État, il y a eu des rires quand Portalis a lu certains passages de l'accord avec le pape. Mais l'opposition des Assemblées a été jugulée grâce aux conseils de Cambacérès. On n'a pas tiré au sort les membres à renouveler, on a simplement désigné les opposants, et deux cent quarante d'entre eux, la quasi-totalité, n'ont plus retrouvé leurs sièges.
Mais c'est plutôt le pouvoir des prêtres qui est inquiétant. Si on leur cède, on fait un marché de dupes. Les prêtres entendent se réserver l'action sur l'intelligence, sur la partie noble de l'homme.
- Ils prétendent me réduire à n'avoir d'action que sur les corps, ajoute Napoléon d'une voix courroucée. Ils gardent l'âme et me jettent le cadavre.
Croit-on qu'il va accepter cela ?
Il fait de grands pas dans le salon, s'arrêtant parfois devant les portes-fenêtres ouvertes. Il regarde droit devant lui. Il sait ce qu'il faut faire. Et dans les semaines, les mois qui viennent, c'est à cette tâche qu'il s'attellera.
- Il n'y aura pas d'état politique fixe s'il n'y a pas un corps enseignant avec des principes fixes, dit-il en se retournant vers Portalis et les autres personnalités. Tant qu'on n'apprendra pas, dès l'enfance, s'il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l'État ne formera point une nation.
Il tend la main vers Roederer.
- Vous, Roederer, dit-il.
Il le charge de tout ce qui concerne l'instruction publique.
Puis il revient vers Portalis. Il faut d'abord en terminer avec le Concordat, en affirmant le pouvoir du Premier consul.
Il sourit. Le Premier consul offrira à chacun des archevêques et évêques, au moment de leur sacre, une croix, une crosse, une mitre.
- Citoyen Portalis, prenez les dispositions nécessaires pour que ces objets soient faits à temps...
Il s'interrompt, son sourire s'élargit.
- Et achetés de la manière la moins onéreuse possible.
Il reste quelques minutes silencieux. Il regarde les uns après les autres ces hommes dont les vêtements disent l'importance des fonctions. Mais ici, en face de lui, dans le salon de la Malmaison, ils sont soumis.
« En fait de gouvernement, pense-t-il, il faut des compères : sans cela, la pièce ne s'achèverait pas. »
Il s'approche de Portalis. Il veut, dit-il, qu'on transforme en chapelle la salle de bains qui est attenante à son cabinet de travail aux Tuileries. C'est là que les évêques qui n'ont pas encore prêté serment le prêteront. Ce sera la chapelle du Premier consul. Elle sera bénie par l'archevêque de Paris, qui y dira une messe.
Et, lance-t-il en sortant du salon, il choisit, comme archevêque de Paris, Mgr de Belloy.
Il s'arrête, dit en souriant qu'il sait bien que cet ancien évêque de Marseille sous l'Ancien Régime a quatre-vingt-douze ans, mais ce sera un excellent pasteur pour Paris.
Le matin du 18 avril 1802, il se lève plus tôt que de coutume.
Ce jour de Pâques, il veut que ce soit un jour de gloire. Il aurait pu se contenter d'une promulgation discrète du Concordat. Mais, malgré le complot des généraux, il a maintenu le Te Deum avec messe pontificale à Notre-Dame et chœurs du conservatoire. Il faut de l'éclat, pour qu'on mesure le changement qu'il a accompli.
Il appelle son premier valet de chambre.