Deux chocs sourds ébranlèrent le sol, au milieu de hurlements de terreur.
— Piétine-moi tout ça, dit la voix d’un draag.
— Bataille!
Le phare rapide de la lampe balaya le visage gris du vieux Fidèle effondré aux côtés de Terr. L’adolescent eut le temps de voir le corps du vieux: une bouillie sanglante. La voix lourde des draags tomba des hauteurs:
— Ça mord! Mais… canailles!
— Piétine, piétine!
Un pilonnement flasque nivelait le fond du fossé. Dans un rêve de frayeur et d’action, Terr bondit hors du trou, rencontra la main d’un draag s’appuyant au bord de la route. Il y mordit de toutes ses forces, se sentit emporté vers les étoiles. Une dure secousse ébranla ses mâchoires, tandis qu’il volait au loin, un lambeau de chair aux dents.
Il roula dans l’herbe, se demanda brusquement s’il rêvait tandis qu’autour de lui des silhouettes braillantes fonçaient vers le lieu du combat.
— Sautez dessus, mordez! Allons, les oms!
Il reconnut la voix rauque de la Vieille du Buisson et reprit courage. Il courut en boitillant vers le fossé sanglant, se perdit dans un tumulte de violences, mordit encore il ne savait quoi d’énorme et de palpitant effondré en travers du talus, tandis qu’une course ébranlait la route, plus loin, toujours plus loin…
— Crève les tympans! Mords! L’autre se sauve!
— Allez, les oms!
Il s’acharna des crocs sur une surface molle, les oreilles emplies d’un bourdonnement de folie meurtrière. Il sentit enfin le silence s’établir, un silence d’une étrange teneur: de victoire et d’atterrement.
— Le draag est mort, dit une voix.
— L’autre a fui!
Les oms se dénombrèrent, se cherchèrent dans la nuit. Des noms étaient lancés:
— Brave! Où est Brave?
On le trouva enfoncé dans la boue, à peine reconnaissable. Une voix, celle de la Vieille, réclama le silence. Tous les yeux se tournèrent vers la silhouette nerveuse et cassée se dressant sur le talus.
— Oms du Gros Arbre, dit-elle, sans nous, vous y passiez tous. Brave est mort. On va former la même bande, tous ensemble. Mais j’sais pas si vous vous rendez compte qu’on a tué un draag. Faut filer en vitesse!
Des bébés braillaient. Une ome gémissait sur un petit cadavre.
— Silence, les femelles! clama la Vieille. Moi aussi, j’ai perdu mon fils dans le coup. Mais ce qui est fait est fait. Ramassez vos morts et filons sans attendre, et au trot!
Peu après, elle traversa la route, suivie par une misérable troupe d’éclopés. Ils se perdirent dans la nuit.
Au bout d’une centaine de pas, Terr se retourna. Sur le champ de bataille, il vit la tête du draag vaincu renversée en arrière, face aux étoiles. Les deux yeux rouges perdaient peu à peu leur luminescence naturelle.
Terr rattrapa les siens en claquant des dents.
DEUXIÈME PARTIE
1
Le Premier Édile du continent A nord étira ses membranes. Il jeta un œil sur son cadran axillaire et souffla d’impatience. Quittant sa table, il fit les cent pas dans sa loge de travail. Il attendait quelqu’un.
Visite étrange. Que pouvait lui vouloir le Maître Sinh? Il lui sembla se rappeler que celui-ci avait invoqué l’urgence pour obtenir ce rendez-vous.
Il avait à peine arpenté deux fois la pièce quand une voix sortit du diffuseur, annonçant l’éminent visiteur.
— Faites monter! ordonna brièvement le Premier Édile.
Et il ouvrit la porte à l’avance pour honorer le Maître Sinh, grand savant naturaliste du continent.
Quand celui-ci apparut, l’Édile le salua respectueusement.
— Bonheur sur vous, Maître. Entrez dans ma loge et mettez-vous à l’aise.
— Bonheur sur vous, Premier Édile, je suis heureux de vous voir.
Après quelques politesses, les deux draags s’allongèrent face à face sur des matelas de confort.
— Vous aviez parlé d’urgence? fit lentement le Premier tout en cachant soigneusement sa nervosité.
«Vieux fou, songeait-il, quelle idée compliquée a germé dans ta cervelle?»
— En effet, émit la gorge enrouée du vieillard. Je n’irai pas par quatre chemins. Je demande des mesures immédiates contre les oms.
— Les oms? s’étonna le Premier.
— Oui. La situation devient inquiétante. Rassurez-vous, je n’empiète pas sur vos attributions. Il ne me serait pas venu à l’idée de m’occuper des mesures nécessaires à l’hygiène du continent. Mais cela dépasse l’hygiène. Les oms constituent un danger, un danger qui s’affirme de jour en jour!
Il tira de sa tunique divers papiers et demanda:
— Combien, à votre avis, y a-t-il d’oms sur Ygam?
Abasourdi, le Premier eut un geste évasif.
— Il m’est difficile de préciser, avoua-t-il. Le recensement de cette année donne environ dix millions pour le seul continent A nord.
Il coupa de la main une interruption du Maître en ajoutant:
— Bien sûr, il faut y ajouter environ un ou deux millions d’oms errants. Mais certainement pas plus. La désomisation urbaine stoppe leur invasion tous les deux ans.
— Sans être très précis, déclara le Maître, les chiffres que j’ai là dépassent de beaucoup ceux que vous venez d’énoncer, Premier Édile.
D’un geste d’excuse, il atténua la violence de sa contradiction avant de poursuivre: