Orchéron passa rageusement son sous-vêtement puis son pantalon, tellement crasseux et puants qu’il avait l’impression d’annihiler d’un seul coup tous les bénéfices de sa douche. Il se résigna à abandonner ses chaussures dont le cuir se déchirait avec la même aisance qu’une feuille séchée de jaule.
Alma lui tendit l’étoffe blanche.
« Essayez de vous couvrir avec ça. »
Il l’accepta avec un grognement, mais, il eut beau l’enrouler de toutes les façons autour de ses épaules et de son torse, il en restait toujours une partie découverte, exposée à la bise.
« Donnez-moi ça, dit Alma en lui prenant d’autorité le tissu des mains. Vous n’êtes vraiment pas doué. Et asseyez-vous, vous êtes trop grand pour moi. »
Il obtempéra et la laissa ajuster l’étoffe, subjugué par la douceur de ses mains. Ni les mains de sa mère Lilea, ni celles de sa mère Orchale, ni même celles de Mael ne l’avaient envoûté de la sorte. Comme Double-Poil, mieux que Double-Poil, elles apaisaient ses blessures profondes, elles comblaient les vides creusés par les sauts dans le temps. Il aurait bien voulu prolonger le contact, mais, d’une redoutable efficacité dans le maniement des bouts de tissu, elle termina son ouvrage dans un temps qui lui parut dérisoirement court.
« C’est mieux que rien », dit-elle en se reculant pour juger du résultat.
Elle avait réussi à lui couvrir le torse et une partie des épaules en laissant ses bras dégagés, et elle avait pratiqué de petites déchirures pour en nouer solidement les extrémités. La bise ne réussissait pas à transpercer l’étoffe malgré son extrême finesse. Alma avait raison, c’était mieux que rien.
Avec les branches souples des plantes grimpantes, Orchéron confectionna un panier grossier qu’ils remplirent de fruits. Ils burent encore puisqu’ils ne disposaient pas de gourde, puis, tandis que Jael se rapprochait rapidement du zénith, ils se lancèrent à nouveau dans la descente.
« On nous suit là-haut », dit Alma.
Elle s’était arrêtée pour reprendre son souffle et reposer son pied gauche boursouflé, violacé. Orchéron observa la paroi, aperçut les silhouettes encore minuscules qui, deux ou trois lieues au-dessus d’eux, dévalaient souplement les rochers.
« Nous suivre ? haleta-t-il. Comment auraient-ils su que nous étions à l’intérieur de cette gorge ?
— Il doit y avoir une raison logique. Ils ne sont pas derrière nous par hasard.
— Et comment seraient-ils passés sur le deuxième continent ?
— D’abord ils ne viennent pas nécessairement du Triangle. Ensuite, si nous sommes passés tous les deux, il n’y a aucune raison que d’autres n’y parviennent pas.
— Ils auraient suivi le chemin des eaux profondes ou celui du temps ?
— Il leur aurait suffi de traverser les grandes eaux orientales. »
Orchéron eut une moue sceptique.
« Les grandes eaux, je les ai vues, et elles sont tellement agitées que personne ne se risquerait dessus avec un bateau, encore moins à la nage. »
Alma écarta les mèches qui lui encombraient le front et le fixa d’un air farouche.
« Le temps n’est pas réputé facile à franchir, les eaux bouillantes non plus, l’espace non plus, et pourtant tu l’as fait, je l’ai fait, nos ancêtres l’ont fait ! »
Sa détermination et plus encore le brusque passage au tutoiement l’intimidèrent. Il examina à nouveau les silhouettes, coulées sombres et sinueuses entre les reliefs flamboyants.
« Le mieux, pour savoir qui ils sont et ce qu’ils fabriquent dans le coin, c’est encore de les attendre et de le leur demander. »
Il voulut connaître l’avis d’Alma sur sa proposition, mais les yeux de la djemale étaient tournés vers l’intérieur, comme si elle s’était retirée en elle-même. Décontenancé, il puisa un fruit dans le panier tressé qu’il portait sur l’épaule, fracassa la coquille sur une pierre rouge veinée de bleu et coupa la chair grise en dés à l’aide de son couteau.
« Les lakchas ont exterminé les descendants de l’
— Double-Poil vous… te transmet des visions ? demanda-t-il. Il m’a montré des cavaliers, mais je ne les ai pas vus d’assez près pour…
— Ils sont venus par le passage qui s’ouvre dans les grandes eaux quand les trois satellites sont pleins. »
Elle parut reprendre pied dans la réalité et saisit machinalement le morceau de fruit qu’il lui tendait.
« Double-Poil s’est collé à l’un d’eux, un mourant, et l’a lu dans son esprit. Il ne se contente pas de transmettre les visions, il en puise de nouvelles dans l’esprit de ses hôtes. C’est la raison pour laquelle, je pense, il est venu à moi : il avait envie de nouveaux horizons, de nouvelles sensations. C’est un prédateur à sa façon, un prédateur psychique. En échange du contenu de leur cerveau, il propose du bien-être à ses hôtes.
— À quoi lui sert donc cette accumulation de mémoire ?