Une fébrilité soudaine s’empara d’Alma qui, frissonnante, s’accouda au parapet. Elle venait tout juste d’entrer en convalescence et avait sans doute présumé de ses forces. Il lui sembla que le toit prenait de la hauteur et que le bâtiment oscillait sur sa base. Les formes claires des djemales qui se lavaient à grande eau à proximité de la retenue s’évanouissaient comme des songes au travers des frondaisons ajourées.
« Dans la grotte de Djema, reprit Gaella. J’ai eu la même idée que toi. Presque deux cents ans avant toi. J’aspirais comme toi à rejoindre le Qval dans l’eau bouillante. Je ne suis pas entrée dans le bassin, je m’y suis jetée tout entière du haut d’un rocher… »
Sa voix s’était hachée, ses yeux agrandis, son souffle accéléré. L’exaltation et la frayeur qui l’avaient traversée au moment de se lancer dans le bassin étaient toujours aussi vives deux siècles après.
« Et ensuite ? demanda Alma, malgré elle captivée.
— J’ai eu l’impression de m’être précipitée dans l’essence du feu. Je m’y étais préparée, mais la douleur était si forte que je me suis affolée, que j’ai perdu le contact avec le présent. Puis j’ai lâché toutes les prises, je me suis abandonnée à ce que je croyais être ma mort et le Qval m’est apparu. »
Gagnée par l’excitation, Alma se rappela qu’elle conversait avec une femme dérangée et s’appliqua à garder la tête froide.
« Quelle… quelle forme avait-il ?
— Il n’avait pas de forme, ou plutôt il en changeait sans arrêt. J’avais parfois l’impression de voir un visage de femme, parfois un tourbillon sombre, parfois une sorte d’animal.
— Il vous a parlé ?
— Pas comme nous le faisons en ce moment. J’entendais une voix à l’intérieur de moi.
— Que disait-il ?
— C’était un chant d’amour, un chant d’une beauté bouleversante. Il m’invitait à me fondre en lui.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? »
Des reflets larmoyants brouillaient le brun doré des yeux de Gaella. Des plis s’étaient creusés aux commissures de ses lèvres, qui couraient jusqu’au bas du menton et en haut des pommettes.
« J’ai eu peur, petite sœur. Peur de perdre mes frontières, peur de passer dans l’autre dimension. Je me suis agrippée à mes souvenirs, à mes désirs, à mon individualité. Alors le Qval a disparu et je me suis retrouvée plongée jusqu’au cou dans une eau bouillante qui me rongeait les chairs.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Je ne sais pas exactement. J’ai perdu connaissance et je me suis réveillée sur les rochers du bord du bassin. C’est là que m’ont trouvée les djemales deux jours plus tard. Deux jours seule, aux prises avec une souffrance atroce, insoutenable. »
Alma se souvint de la douleur qu’elle-même avait éprouvée en pénétrant dans l’eau du bassin et imagina sans peine le calvaire qu’avait enduré Gaella.
« Vous en avez réchappé malgré tout… »
La vieille femme acquiesça d’un battement de cils.
« À quel prix ? Les belladores ne m’accordaient pas une chance de survie. Il faut croire que je suis d’une engeance coriace. Mais ma peau en a gardé des séquelles. Je ne supporte plus les étoffes rêches, lourdes, même en hiver. »
Elle se recula de deux pas, saisit le bas de sa robe et, d’un geste théâtral, la releva jusqu’au menton. Alma ne put retenir une exclamation de surprise et d’effroi. Hormis la forme générale, ce qu’elle avait sous les yeux ne ressemblait pas à un corps. C’était une masse indistincte de chairs torturées, sanguinolentes, suintantes, purulentes, qui, bien que protégées par un baume épais et parfumé, répandait une puissante odeur de viande en voie de décomposition. Horrifiée, au bord de la nausée, la novice se demanda comment cette femme avait pu vivre pendant près de deux cents ans avec une telle infirmité.
Gaella rabattit précautionneusement sa robe sur ses jambes.
« Le prix de ma survie, reprit-elle d’une voix imprégnée de détresse. Tu n’as pas idée des difficultés que soulèvent des mouvements aussi simples que s’asseoir, se coucher ou se lever. Pas idée des précautions qu’exigent des fonctions aussi fondamentales qu’uriner ou déféquer. Si on ne m’avait pas donné cette robe, je n’aurais pas résisté, j’aurais été condamnée à vivre nue en toute saison, sans même la protection de la peau.
— Qui… qui vous l’a donnée ? balbutia Alma.
— Une vieille sœur qui a eu pitié de moi. Elle m’a dit qu’elle la tenait d’une autre sœur qui la tenait elle-même de l’arrière-petite-fille de Djema. Elle affirmait que la robe avait appartenu à Ellula en personne, et même qu’il s’agissait de sa robe de mariage. Je ne sais pas si c’est vrai, mais force est de reconnaître que nous ne savons plus fabriquer des tissus de cette qualité. Et puis cette étoffe a eu pour moi des vertus miraculeuses. Elle a apaisé mes brûlures, elle a épongé mon sang et mon pus, elle m’a protégée des canicules et des grands froids… »