Très vénérée Qval Frana,
Comme vous pouvez le constater, j’ai pris le temps de vous écrire malgré les charges de plus en plus nombreuses qui pèsent sur mes pauvres épaules. Non que le Présent (un bien joli nom, n’est-ce pas, pour un bout de terre, pour un fragment de matière…) soit un échec, bien au contraire : nous sommes, si j’ose dire, victimes de sa générosité ! Nos récoltes de manne précoce et tardive sont si abondantes qu’elles nous occupent quatre ou cinq mois l’an, qu’elles débordent de nos greniers ; nos vergers donnent tant de fruits que la main-d’œuvre saisonnière nous manque pour les cueillir, les entreposer, les sécher, en extraire le précieux sucre… Sans compter les potagers, exubérants, sans compter les plantations de laine végétale, sans compter le petit cheptel de yonks que nous avons réussi à constituer (nous en comptons pour le moment treize, un résultat tout à fait remarquable comparé aux autres mathelles), sans compter les bâtiments et les canalisations qui nous demandent un incessant travail d’entretien… Je suis si fatiguée que parfois, je vous assure, il m’arrive de m’endormir assise sur une chaise de la terrasse qu’Andemeur et Solan ont construite l’an dernier.
Mais je m’aperçois que je ne vous ai pas encore parlé de Solan. Je vous présente donc mon deuxième constant, plus jeune qu’Andemeur et cependant plus sage par bien des côtés. Un homme charmant, doux, modéré en tout, assez peu porté sur les plaisirs de la chair mais néanmoins père de mes troisième et quatrième enfants. Voici bientôt quatre ans que je n’ai pas reçu de volage dans ma chambre (je suis bien trop épuisée pour songer à m’apprêter, je dois être aussi séduisante qu’un épouvantail à nanziers) et qu’Andemeur, qui a reçu un coup de sabot de yonk au bas-ventre, ne m’a pas honorée de ses faveurs. Il ne reste plus qu’à partager la majeure partie de mes nuits avec Solan. Je ne m’en plains pas car il est peu exigeant, respecte mon sommeil, se contente le plus souvent de me tenir serrée contre lui. Je le provoque quand il me vient des envies et il lui arrive de répondre à mes avances. Je n’en retire pas les mêmes satisfactions que celles que j’éprouvais avec Andemeur ou certains volages, mais cela a suffi à me féconder à deux reprises, et, ma foi, les enfants issus de ces étreintes frustrantes sont aussi sains et vigoureux que les autres. Tout de même, il faudra bien qu’un jour je me décide à m’attacher un troisième constant. Et, dans ce but, affûter mes armes de femme, renouer avec le plaisir incomparable (illusoire ?) de se sentir désirée, déshabillée des yeux.
Parlons maintenant du sujet qui nous préoccupe : je n’ai pas de nouvelles directes des protecteurs des sentiers depuis que je me suis établie au nord de Cent-Sources, cela fera bientôt huit ans. Les réunions des mathelles, auxquelles je me rends une fois sur deux, me semblent désormais tourner aux bavardages futiles, aux jérémiades systématiques. Mes consœurs sautent sur tous les prétextes pour se plaindre : la chaleur, le froid, les tempêtes de pollen, les averses de cristaux de glace, l’infertilité des yonks domestiques, la froideur de leurs constants, la tyrannie des chasseurs, l’angoisse de la pénurie d’eau et, bien entendu, les manigances des protecteurs des sentiers… La majorité d’entre elles ont catégoriquement refusé l’idée que je leur avais soumise : hors de question pour les vertueuses reines des domaines de s’opposer par la force aux couilles-à-masques et, dans ce dessein, de recruter des bataillons armés. Ellula n’a pas triomphé de la haine par la haine, m’ont-elles répliqué, mais par l’amour, par la dévotion. Elles ont oublié, me semble-t-il, qu’Ellula était aussi une guerrière, une femme qui défia l’ordre séculaire et despotique des Kroptes, qui souleva les ventresecs et les épouses pour les conduire dans le pays des terribles robenoires par-dessus les gouffres d’eau bouillante. Ellula a su livrer toutes les guerres auxquelles elle était conviée, y compris l’étreinte, périlleuse entre toutes, avec le grand Ab. Elle ne s’est jamais dérobée, et c’est précisément là, dans le renoncement des mathelles, dans leurs interprétations erronées des légendes de l’Estérion, que s’avancent les protecteurs des sentiers. Ils continuent de s’emparer d’hommes, de femmes ou d’enfants qu’ils exposent aux umbres sur la colline de l’Ellab, ils s’obstinent à traquer les lignées maudites.
Après tout ce temps passé hors de l’enceinte de Chaudeterre, je ne sais toujours pas ce qu’est une lignée maudite. Je suppose qu’ils ont eu connaissance de fautes graves qui ont excité leur fureur. En exemple, vénérée Qval, je rappellerai l’interrogatoire scélérat auquel ils m’avaient soumise avant la création de mon domaine. Ils classent certainement les amours exclusivement féminines (et les amours exclusivement masculines ?) dans la catégorie des fautes graves impardonnables. Ou bien ils sont remontés, grâce à la reconstitution précise d’arbres généalogiques, jusqu’aux survivants de l’arche des origines et ont estimé que certaines branches pourries méritaient d’être coupées. Toujours est-il qu’ils poursuivent un but connu d’eux seuls et peuvent à tout moment s’abattre sur nous – nous, c’est-à-dire mon domaine et votre conventuel – comme des nuées ardentes.
Andemeur et Solan m’assurent qu’ils se tiennent prêts à les accueillir comme ils le méritent. Je ne mets pas en doute la bravoure de mes constants, mais les simples lois arithmétiques m’apprennent que je ne dois pas me faire d’illusions, qu’il ne sera guère facile de contenir les légions des couilles-à-masques. En attendant, j’essaie de jouir des présents que m’offrent l’instant (ou des instants que m’offre le présent), l’amour de mes quatre enfants, des trésors dont je vous parlerai plus longuement un jour, celui de mes deux constants, la générosité des terres qui m’ont accueillie.
Dernière chose, vénérée Qval : une sœur séculière m’a confié qu’une novice avait récemment tenté de pénétrer dans l’eau bouillante du bassin de Djema. Cela m’a rappelé mes premières années de noviciat où je pensais, comme cette jeune sœur, que l’épreuve du Qval revêtait une réalité physique. Eh bien, le croiriez-vous, j’en suis à nouveau convaincue après m’être longtemps persuadée comme vous, comme toutes les autres, qu’il ne s’agissait que d’un rituel symbolique. Je ne saurais vous l’expliquer avec des mots, mais j’ai pris conscience que Qval Djema, notre fondatrice, nous a bel et bien quittées en s’enfonçant dans cette eau redoutable, qu’elle nous a bel et bien conviées à la suivre physiquement quand nous nous en sentirions prêtes, quand nous aurions évacué nos doutes et nos peurs. La vérité est que nous nous sommes défilées, vénérée Qval, que nous nous sommes hâtées de nier l’aspect douloureux de cette expérience, de nous évader dans la théorie, dans l’interprétation, dans la chimère, et qu’à cause de cela nous nous sommes dissociées du présent.
Mais qui suis-je pour donner des leçons ? Une femme elle-même piégée par le temps, une mathelle et une mère ployant sous le poids de sa charge, une amante insatisfaite à qui il arrive de regretter les temps innocents de Chaudeterre, les interminables séances de porte-du-présent et l’odeur familière de l’air chargé de soufre.
Oserai-je, cette fois, espérer une réponse ?
Merilliam.