Gaella marqua une pause, comme épuisée par sa tirade et le poids de ses souvenirs. Les rares nuages qui paressaient au-dessus des collines et les fumerolles se teintaient d’un rouge-brun encore peu prononcé qui préludait à l’avènement du crépuscule. Les grands nanziers s’agitaient derrière les barrières de leur enclos dans l’attente de la distribution quotidienne de grains de manne, leur nourriture exclusive. Leurs plumes multicolores, ébouriffées, formaient une mosaïque insaisissable de couleurs vives scintillantes.
Alma laissa passer un long temps de silence avant de revenir à la charge.
« Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi les autres vous considèrent comme folle.
— Je leur ai raconté la même chose qu’à toi.
— Elles ne vous ont pas crue ?
— Et toi, est-ce que tu me crois ? »
Alma soutint cette fois sans faiblir le regard de son interlocutrice. Elle ne discernait aucun signe de démence dans le brun doré de ses yeux mais la limpidité de ces sources cachées dans les recoins désertiques, la sincérité d’une femme dénudée, épurée par la souffrance. L’incorrigible rêveuse qui sommeillait en elle en profitait pour refaire surface, elle en était consciente, mais l’histoire de Gaella donnait une dimension nouvelle à ses propres tourments, un tour un peu moins absurde à ses propres déboires.
« Je vous crois, murmura-t-elle dans un souffle. Pourquoi… pourquoi m’avez-vous parlé à moi ?
— J’ai fait la même chose avec toutes celles qui sont entrées dans le bassin. Elles ne sont pas nombreuses. L’une est morte de ses brûlures, la deuxième a quitté Chaudeterre, la troisième, c’est toi. Qui d’autre que ces trois-là pouvait le mieux me comprendre ? Qui d’autre avait la capacité de tirer les djemales de l’existence fade, tiède, dans laquelle elles se complaisent ?
— Mais… vous… nous avons échoué ! s’écria Alma. Vous, vous vous êtes ébouillantée tout entière, moi, je n’ai réussi qu’à me brûler les pieds !
— Nous avons eu le mérite d’essayer. Il nous a manqué la confiance, cette confiance que Djema exigea de Maran pour plonger dans la cuve de l’arche. Cette confiance qui nous conduit à l’éternité, à l’invincibilité de l’instant. Qui transforme le feu en caresse et la souffrance en félicité. Je ne me suis pas donné la mort parce que je pensais que mon histoire devait être gardée, transmise, qu’il fallait entretenir cette petite lueur dans les ténèbres qui vont bientôt s’étendre sur nous.
— Quelles ténèbres ? demanda Alma, soudain alarmée.
— La nuit de notre passé. Elle nous submerge déjà, elle prend différentes formes, elle s’étend dans notre malédiction génétique.
— Vous voulez parler des lignées maudites ? »
Gaella lâcha un petit rire de gorge.
« Même si je le voulais, je ne pourrais pas être un couilles-à-masque ! Non, non, je parle de cette propension qu’ont les hommes à se fourvoyer dans les sillons du passé. Un nouveau monde nous a été donné, l’occasion d’un nouveau départ, et vois ce que nous en avons fait.
— Il me semble que l’ancien monde était bien pire que celui-ci !
— Sans soute, et c’est la raison pour laquelle nos ancêtres se sont entassés dans une arche, mais ce n’est qu’une question de temps. Le temps nous dévorera si nous refusons d’être ses enfants.
— Il nous dévore même si nous l’acceptons…
— Il nous détruit parce que nous hésitons toujours entre l’avant et l’après, que nous ne nous tenons jamais sur la ligne. Toujours à… contretemps. Mes brûlures, tes brûlures sont des contretemps. »
Alma se redressa, en proie à une émotion intense, inexplicable, suffocante.
« Des paroles, tout ça ! Pourquoi n’êtes-vous pas retournée dans la grotte si vous avez réellement vu le Qval ? Pourquoi n’avez-vous pas essayé de mettre vos théories en pratique ? »
D’un geste délicat, Gaella décolla sa robe plaquée sur sa hanche.
« Le traumatisme. Je n’en ai pas eu le courage. Je me suis efforcée de vivre du mieux possible avec mes brûlures, ce cadeau avisé que m’a envoyé le temps. »
Gagnée par une colère sourde, Alma avait hâte désormais de clore cet entretien. Les ombres des collines s’allongeaient démesurément sur les toits des bâtiments. En bas, sous le regard des deux sœurs chargées de les nourrir, les nanziers se disputaient les grains blancs de manne à coups d’aile, de bec et de patte.
« On ne peut pas vivre dans la seule compagnie des regrets ! lâcha la novice avec agressivité.
— J’ai consacré une grande partie de ma vie à m’en débarrasser, répliqua la vieille femme d’un ton presque joyeux. J’accepte désormais ce que les autres ont fait de moi, la folle de Chaudeterre, l’épouvantail à djemales. Chaque soir je m’endors en pensant que cette nuit pourrait être la dernière, chaque matin je rends grâce au jour qui naît. Peu m’importe ce que me réserve le présent, je prends le temps comme il vient. Je n’ai plus de désir, ni celui de rester ni celui de partir. Je n’ai ni passé ni avenir, petite sœur, ouvre grand ton cœur et écoute, entends que cela est merveilleux.
— Dois-je comprendre que vous n’éprouvez plus le désir de rejoindre le Qval ? »