Le livre lui-même est indéfinissable, ni roman ni autobiographie, ni confession – Gary écrit : « Je m’y étais fourré tel qu’on m’a inventé » – ni pamphlet ; rien de connu ; sans queue ni tête, il ne commence pas, comme dit la première phrase, et ne mène à rien de précis, la dernière phrase est encore une pirouette de saltimbanque. « Des cris défiant toute concurrence », comme dirait Ajar. Un livre d’angoisse pure et de claustrophobie qui génère des tentatives de fuite toujours renouvelées, toujours inutiles. Sans que le lecteur puisse comprendre de quelle plaie ces chapitres sans suite sont nés. En fait de ce qu’on pourrait appeler le désespoir métaphysique latent de Romain Gary, activé par l’échec d’Ajar en tant que tentative désespérée de fuite de soi.
Quelques pistes sont pourtant utiles pour aider à sa lecture. La première, la principale, consiste simplement à intervertir les fausses données sur les deux personnages principaux. Il ne s’agit pas d’un texte de Paul Pavlowitch inventant Romain Gary pour mieux l’assassiner, comme on l’a lu à sa sortie en 1976, mais d’un texte de Romain Gary inventant Paul Pavlowitch pour mieux assassiner Gary. Un texte de Romain Gary réglant ses comptes avec lui-même et expliquant ses motivations, à l’origine de l’invention d’un simple pseudonyme qui s’est transformé en formidable machine infernale. Ce qui lui a donné au passage l’amère victoire de constater à quel point un milieu intellectuel parisien qui décide de la qualité et de la gloire de quelques écrivains est lui-même une machine à mépriser les uns pour mieux valoriser les autres. Futilité, cruauté et ridicule de la Puissance, thèmes garyens par excellence, là encore. Au départ, il était guidé par la « vieille tentation protéenne de l’homme », parvenir à être un autre, se cacher derrière un autre qui n’existe pas, être un nouvel écrivain, recommencer une nouvelle œuvre, vivre une nouvelle vie. Tentation ambitieuse, de nature existentielle, qui n’avait vraiment rien à voir avec une imposture : « j’avais l’illusion parfaite d’une nouvelle création de moi-même par moi-même », écrit-il. Il avait aussi l’espoir d’illustrer ainsi son rêve de « roman total », décrit dans Pour Sganarelle, où la fiction dépasse les bornes du livre pour se répandre dans le monde dit réel et le plie à ses impératifs imaginaires, c’est-à-dire à sa fantaisie.