Il s’approcha du billard silencieux. Freddy venait de perdre la partie et l’appareil s’était éteint. Frank actionna les flippers à vide. Les petites ailettes battirent stupidement. Le cadran représentait une troupe de girls en train de lever haut la jambe.
— T’as vu leurs tronches de Teutonnes, pouffa Freddy en les montrant du pouce. Et ces jambons, dis !
— Ce sont des femmes, dit Frank.
Freddy n’osa sourire.
Gessler et Lisa échangèrent un regard désemparé. La radio jouait toujours. Maintenant elle diffusait une musique douce qui faisait songer à des oiseaux traversant un ciel bleu. Elle cessa et un speaker se mit à parler. Warner fut le premier à y prendre garde. Il s’approcha du poste et d’un claquement de langue sollicita l’attention des autres. Ils se groupèrent autour du poste.
— C’est les informes ? demanda Paulo.
Lisa fit signe que oui.
— Ah ! tout de même !
Le commentateur racontait la visite de l’ambassadeur de Pologne au chancelier.
Frank saisit Lisa à la taille.
Le speaker avait changé de ton, mais on devinait qu’il relatait des choses importantes.
— Que dit-il ? demanda Frank.
— Un camion a rompu ses freins dans une rue en pente. Il a défoncé la vitrine d’un horloger. L’horloger et une cliente ont été tués…
Frank fit la moue. Paulo le regarda.
— En France, ton évasion aurait fait plus de bruit, déclara le petit homme. Elle serait passée avant les accidents de la circulation…
Baum, d’un signe violent lui ordonna de se taire et Paulo lui fit la grimace. Le speaker parlait toujours ; sa voix s’était faite enjouée.
— Alors ? questionna Frank. Traduction ?
— Je crois qu’il parle d’un éléphant, dit Lisa.
— En effet, confirma Gessler. Ils parlent d’un éléphant qui vient de mourir au zoo de Hambourg.
— Pauvre bête ! soupira Paulo avec une expression d’infinie tristesse.
— Et rien sur nous ? demanda Frank.
La musique venait de reprendre.
— Pas un mot, non, s’étonna Lisa. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Elle posait la question à Gessler. L’avocat réfléchit un court instant.
— La police a sans doute préféré garder la nouvelle secrète, suggéra-t-il. Je ne vois pas d’autre explication.
Il se tourna vers Frank, mais ce dernier était allé au fond du local où il fit signe à Paulo de le rejoindre. Lorsque le petit homme fut près de lui, il lui mit la main sur l’épaule et lui parla à l’oreille. Lisa et Gessler se demandaient quelle était la nature de l’entretien. Paulo faisait des signes affirmatifs en conservant un visage résolument hermétique. À la fin il décrocha son manteau à un clou et sortit.
— Où va-t-il ? s’informa Lisa.
Frank eut un geste évasif qui manquait totalement de civilité.
— Vous avez un autre pfennig, cher maître ? fit-il.
Gessler prit une nouvelle pièce et, obéissant au signe de Frank, la lui lança. Frank s’en saisit et retourna au billard. Freddy espérait confusément qu’il allait lui remettre la pièce, mais Frank l’écarta et se mit à jouer. Il poussa une bille dans sa gorge de lancement et actionna la tirette du propulseur. Déçu, Freddy s’écarta et, les mains aux poches, s’approcha de Gessler. L’avocat lui jeta un bref coup d’œil indifférent.
— Il est gros, ce cargo ? demanda Freddy.
— Assez gros pour vous emmener tous les quatre.
La riposte décontenança un instant Freddy qui n’était pas familiarisé avec les mots d’esprit.
Il faillit s’éloigner, mais cela eût trop ressemblé à une fuite.
— C’est bien, le Danemark ? insista-t-il d’un ton rogue.
Gessler jouait toujours avec sa clé de contact.
— Pour mon goût, ça ne vaut pas l’Italie.
C’était trop pour Freddy. Découragé, le jeune homme alla fureter du côté des caisses empilées.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? demanda-t-il à la cantonade.
Personne ne lui répondant, il se mit à défoncer le couvercle d’une des caisses à coups de talon rageurs.
Frank acheva sa partie sur un ridicule score. Les cinq billes d’acier n’avaient totalisé qu’un minimum de points.
— Vous avez encore une autre pièce, monsieur Gessler ? appela-t-il. Je vous rembourserai.
Sans un mot, Gessler le rejoignit. Il eut du mal à découvrir dans ses poches un nouveau pfennig et annonça en le glissant dans la main de Frank :
— C’est le dernier.
— Vous savez à quoi je pense ? lui demanda Frank.
Gessler attendit la suite. Frank haussa les épaules et déclara :
— À l’éléphant.
— Quel éléphant ? dit Lisa en s’approchant des deux hommes.
— Celui qui vient de mourir au zoo. Ça doit être quelque chose, la tombe d’un éléphant.
Il se consacra à la partie avec application et obtint quelques résultats satisfaisants.
— Tu sais, Lisa, que ce billard me remet dans l’ambiance de Paris ?
— Tant mieux, Frank.
Dieu ! que cette attente était longue à user. Elle la trouvait aussi pénible que celle qui avait précédé l’arrivée de Frank.
Le jeune homme murmura :
— Là-bas je n’y jouais jamais. Je trouvais ce truc stupide.
Il médita un instant en expédiant la dernière bille.
— Ça existe en Allemagne, la Loterie Nationale, Monsieur Gessler ?
— Oui, dit Gessler, ça existe.
— Il vous est arrivé de prendre des billets ?
— Ça m’est arrivé.