— Ben quoi, fit-il, après tout c’est son pognon qui marche, non ? T’as qu’à prendre un autre billard, c’est pas ce qui manque !
En ronchonnant, Freddy suivit le conseil de son ami.
— Tu crois que j’ai le temps d’en faire une ? demanda-t-il.
— Tu as le temps, affirma Paulo.
— Quelle heure t’as dit qu’il était ?
— Tout à l’heure j’ai dit qu’il était moins le quart, mais maintenant il est moins cinq…
Lisa, qui les écoutait distraitement en examinant les faits et gestes de Frank, questionna :
— Il met combien de temps pour aller à Copenhague, ce bateau ?
— La nuit, renseigna Gessler. Vous y serez demain matin.
Elle essaya d’imaginer Copenhague en faisant appel à des souvenirs de photos de revues. Mais elle n’obtint rien de valable.
— Et après Copenhague, Frank ? murmura-t-elle.
— Tu n’as pas prévu plus loin ? s’étonna le garçon.
Elle lui sourit tendrement.
— Je te connais trop bien. Je savais qu’une fois qu’on t’aurait enlevé tes menottes c’est toi qui déciderais…
Il secoua la tête misérablement.
— J’ai également perdu l’habitude de décider !
— Nous pourrions aller à Londres ? suggéra la jeune femme. Tu as ton ami Billy, là-bas.
— Je ne me suis pas évadé de prison pour aller dans une île, ricana Frank.
Il regarda la pluie sur les vitres. Elle tombait dru. On entendait ronfler une gouttière au bord du toit. Des silhouettes noires et brillantes se déplaçaient le long des quais, dans la lumière froide des lampadaires. Aucune agitation insolite. Le quartier semblait étrangement calme. Si calme que Frank en fut incommodé. Il retourna au poste de radio et se mit à tourner le bouton. Il rit triste.
— Au cinéma, des types dans notre situation trouvent immédiatement le bulletin d’information qui les concerne !
Il vit Freddy immobile près de lui, avec un visage implorant. Frank le désigna à l’avocat.
— Pour l’amour du ciel, maître, si vous avez une pièce d’un pfennig, donnez-la à Freddy !
Gessler fouilla son gousset et tendit à l’intéressé la pièce souhaitée.
— Dis merci ! tonna Frank, comme l’autre s’éloignait sans mot dire.
Freddy lança sans se retourner un « merci » qui ressemblait à un aboiement. Frank poussa un siège contre celui de Gessler et s’assit aux côtés de son avocat. On eût dit deux voyageurs dans un autobus.
— Il va faire « tilt » chuchota-t-il en clignant de l’œil. Freddy fait toujours « tilt » car il triche. Tricher lorsqu’on joue seul, c’est raffiné, vous ne trouvez pas ?
Gessler resta muet. Alors Frank se pencha sur lui et cria avec une violence fulgurante :
— Vous ne trouvez pas ?
Les autres se retournèrent et on entendit errer une bille d’acier sur le circuit d’un des billards. Au passage, bien qu’elle ne fût pas dirigée par les « flippers », elle butait contre des plots qui accusaient le choc en ronflant.
— Frank ! implora Lisa.
Elle s’approcha de lui à pas prudents.
— On dirait…
Elle se tut. Avec Frank il fallait peser ses mots. Parfois, sans objet, il piquait des colères terribles qui effrayaient son entourage.
— J’écoute ! dit-il sèchement.
Lisa rassembla son courage.
— On dirait que tu es malheureux.
Freddy reprit sa partie de billard. Il soulevait l’appareil imperceptiblement et lui administrait des coups de genou pour rectifier le circuit de la bille lorsqu’elle échappait à son contrôle. Il était un spectacle à lui tout seul et les deux Allemands, émerveillés, se mirent à le regarder opérer en poussant des exclamations ravies.
— Tu es malheureux ? insista Lisa.
Frank lui passa la main dans les cheveux, doucement, tendrement.
— Ce sont ces cinq années qui ont du mal à passer, Lisa.
Il suivit du bout de l’index les traits délicats de son amie. Elle avait une peau dont la douceur l’émerveillait.
— Tout à l’heure, reprit-il, je te disais que tu ressemblais à ce que j’imaginais. Mais ce que je ne t’ai pas dit, c’est qu’un jour, Lisa, un jour je me suis mis à t’imaginer avec cinq ans de plus. Le rajustement s’est opéré tout seul, le temps de faire ça…
Il fit claquer ses doigts et tarda à abaisser son bras.
— Tu sais, dans certains vieux films rafistolés il y a des sautes d’images. Tu regardes un personnage amorcer un geste, et tac, le geste est terminé sans avoir été fait. Toi, tu as vieilli de cinq ans ici !
Il se frappa le front.
— Tu as vieilli de cinq ans en une fraction de seconde. Tu saisis ?
Lisa avait deux larmes au bord des cils. Elle essayait de les contenir, mais on ne contient pas des larmes.
— Oui, Frank, balbutia-t-elle, je comprends.
— Et moi, j’ai terriblement changé, n’est-ce pas ?
— Mais non, protesta la jeune femme.
— Mais si, s’obstina l’évadé. Je suis resté un an sans me regarder. Je fermais les yeux en me rasant ; parole !
Il rit.
— Ce que j’ai pu me couper ! Et puis un jour j’ai rouvert les yeux et j’ai aperçu un drôle de type dans la glace du lavabo. Un drôle de type, répéta-t-il tristement.