Lisa détourna la tête. Gessler répéta, plus doucement, avec une infinie tendresse :
— Ich liebe Sie !
Elle se taisait toujours, et ses lèvres crispées devenaient blanches.
— Ich liebe Sie ! Ich liebe Sie ! hurla Gessler.
Il se tut, parut contrit de s’être laissé emporter par la passion et tamponna son front avec son mouchoir.
— Cette phrase-là, elle n’a jamais voulu la répéter, ni en allemand, ni en français.
Lisa s’approcha de Frank.
— Ich liebe Sie, Frank ! articula-t-elle doucement.
— Et ça veut dire quoi ? demanda Paulo.
— Ça veut dire : je vous aime, traduisit Gessler.
Ils furent tous gagnés par une espèce d’émotion indéfinissable et baissèrent la tête.
— Pet ! Pet ! les gars ! lança brusquement Freddy entre ses dents.
L’ombre d’un policier se profilait derrière la porte vitrée qui donnait sur le port.
— Plus un mot de français ! enjoignit Gessler.
Il se tourna vers la porte à l’instant où le policier y toquait.
— Entrez !
Le flic ouvrit la porte et fit un bref salut militaire. C’était un homme plutôt malingre, au teint gris et aux oreilles décollées.
— Qu’est-ce que c’est ? lui demanda sèchement l’avocat.
Son autorité parut en imposer à l’arrivant.
— Il y a longtemps que vous êtes là ? demanda-t-il en examinant les lieux.
Son attention fut accaparée un instant par les billards. Ces gros jouets durent lui paraître rassurants car son front se déplissa.
— Depuis le début de l’après-midi, pourquoi ?
— Vous n’auriez pas aperçu un fourgon noir ?
— Un fourgon comment ?
— Cellulaire.
— Quelle drôle d’idée ! Non, pourquoi ?
— Et eux non plus ? insista le policier en montrant les autres.
— Nein, fit vivement Lisa.
Le policier mit ses mains dans son dos pour passer son petit monde en revue. Il se planta devant Freddy.
— Nein, dit Freddy.
Paulo, quant à lui, crut plus prudent de secouer négativement la tête. Il n’avait pas compris la question du policier mais il en devinait facilement le sens.
Frank s’était mis à siffler « Fascination » d’un air agressif. Le flic s’approcha de lui. Les assistants comprirent qu’une louche tentation tenaillait l’évadé. Ils frémirent ; Freddy surtout qui pensait à son revolver.
— Rien vu non plus ? demanda le policier.
Et comme Frank continuait à siffloter en le regardant, il hurla :
— Hé ! je vous parle !
Les autres suaient d’angoisse. Frank s’arrêta de siffler et fit un signe négatif.
Baum entra. Il n’avait pas quitté la veste d’uniforme qui lui avait servi au moment du coup de main. Gessler le foudroya du regard et Baum, avec une présence d’esprit et une promptitude remarquables se jeta derrière une pile de caisses.
— Parfait, merci ! lança le policier en s’éclipsant.
— La vache, grinça Freddy. Nous faire des frayeurs pareilles, c’est pas honnête !
— Tu crois qu’il t’a reconnu ? se tourmenta Lisa.
Frank secoua la tête.
— Je ne suis pas si célèbre et on n’a pas eu le temps de publier ma photo. Il parlait du fourgon ?
— Oui, répondit Freddy. On a bien fait de ne pas le conserver dans l’entrepôt, sinon on aurait été marrons.
Gessler s’était rendu à la verrière et examinait l’Elbe avec ses bateaux ancrés au milieu des immenses grues.
— M… ! jeta-t-il soudain : une vedette de la police patrouille le long des quais.
— En admettant qu’ils découvrent le fourgon, ils croiront d’abord à un accident, objecta Frank. Du moins jusqu’à ce qu’ils l’aient repêché et ouvert !
— Tu parles que ça peut avoir l’air d’un accident ! bougonna Freddy. Il a fallu rouler sur cent mètres de décombres pour parvenir au jus !
Baum débita une tirade à Gessler. Gessler hocha la tête et se tourna vers les Français.
— Baum préconise que vous entriez tout de suite dans la caisse, pour le cas où les flics reviendraient dans l’entrepôt avant l’arrivée du bateau.
— Quelle heure est-il, Paulo ? questionna Frank.
— Presque vingt !
— Alors il est trop tôt pour se coller dans cette caisse.
— T’as raison approuva Paulo, il suffirait qu’un poulet, un peu plus dégourdi que les autres ait l’idée de regarder dedans et il n’aurait même pas la peine de nous emballer.
Lisa trouvait bonne l’inquiétude ambiante. Le danger qui les cernait lui semblait préférable au sinistre interrogatoire de son amant.
— Et alors, ils viennent ? fit Baum impatienté.
— Pas tout de suite, dit laconiquement Gessler.
La figure de Baum prit une expression mauvaise. On l’avait payé pour mener à bien un travail dangereux, et il entendait être obéi.
— Plus tard, ça veut parfois dire jamais, laissa-t-il tomber.
— Qu’est-ce qu’il débloque ? s’enquit Paulo.
Cette fois ce fut Freddy qui fournit la traduction.
— Il dit que plus tard, c’est des fois trop tard. C’est à peu près ça, maître ?
— Exactement, complimenta Gessler.
— Cinq minutes avant l’arrivée du bateau, décréta Frank. Explique-lui, Freddy.
Baum regarda sa montre, se frappa le front du doigt pour marquer sa réprobation et descendit rejoindre Warner.
Frank sortit le pistolet de Freddy et le fit sauter dans sa main. Lisa poussa un cri de terreur.
— Fais gaffe ! lança Freddy, y a pas de cran sur ce bijou : il s’allume tout seul !