Une femme (les suggestions venaient pour la plupart des hommes, mais celles de la gente féminine n’étaient pas moins stupides) a présenté une longue liste de « lois permanentes » qu’elle désirait voir appliquer à des affaires d’ordre purement privé. Il ne devait plus y avoir de mariage plural d’aucune sorte ; pas de divorces : pas de « fornication » (j’ai dû vérifier le sens du mot !) ; pas de boisson plus forte que la bière à 4 % ; des services religieux le samedi avec cessation de toute activité ce jour-là (et les mécanismes assurant la distribution de l’air, de la chaleur et de la pression, chère madame ? Et le téléphone, les capsules ?). Il y avait une longue liste de médicaments à interdire et une autre, plus courte, de ceux que seul un médecin diplômé pouvait délivrer (qu’est-ce qu’un médecin diplômé ? Mon guérisseur a sur sa porte une plaque où l’on peut lire « artisan docteur » ; officieusement, il exerce aussi le métier de bookmaker, c’est d’ailleurs pour ça que je vais chez lui. Pensez-y, madame, il n’y a pas de faculté de médecine sur Luna ! – à cette époque, du moins.) Elle voulait même rendre le jeu illégal. Si un Lunatique ne pouvait pas jouer aux dés, il irait ailleurs, même si on devait lui offrir des dés pipés.
Ce n’était pas la liste de tout ce qu’elle haïssait qui m’a irrité le plus, car à l’évidence elle était aussi bête qu’un cyborg, mais bien le fait qu’elle trouvait quelqu’un pour approuver ses suggestions. Ce doit être un penchant bien ancré dans le cœur humain que d’empêcher les autres de faire ce qu’ils veulent. Des règles, des lois qui sont toujours pour les autres. Une obscure facette de nous-mêmes, quelque chose d’inné, avant même que nous ne soyons descendus des arbres, et dont nous n’avons pas su nous débarrasser quand nous avons acquis la position verticale. Parce que personne, non, personne n’a dit : « Je vous en prie, votez ça pour m’empêcher de faire quelque chose de mal. » Niet, tovaritchs, il y avait toujours quelque chose qu’ils haïssaient voir leurs voisins faire. Il fallait les contraindre « pour leur propre bien »… pas parce que l’orateur prétendait que cela le gênait.
En assistant à cette séance, j’ai presque regretté que nous nous soyons débarrassés de Morti la Peste. Lui, au moins, restait dans son coin avec ses femmes et ne nous disait jamais comment mener nos propres affaires.
Mais Prof ne s’énervait pas, il continuait de sourire.
— Manuel, croyez-vous réellement que ce ramassis d’enfants attardés soit capable d’adopter la moindre loi ?
— C’est vous qui leur avez dit de le faire. Vous les en avez même priés.
— Mon cher Manuel, je me suis contenté de mettre tous les dingos dans le même panier. Je les connais bien, pour les avoir entendus pendant des années. J’ai pris beaucoup de soin en composant leurs comités : ils sont tous atteints de confusion congénitale. Ils ne vont pas cesser de se quereller. Le président que je leur ai imposé tout en leur permettant de l’élire est un attentiste incapable de détortiller un bout de ficelle, il croit que tous les sujets ont besoin « d’être étudiés plus longuement ». Au fond, je n’aurais presque pas eu à m’en mêler : plus de six personnes ne peuvent jamais tomber d’accord sur rien, trois sont préférables – et une seule reste parfaite pour accomplir les tâches à exécuter… seul. C’est d’ailleurs pourquoi, au cours de l’Histoire, tous les parlements du monde n’ont été capables d’accomplir des choses que grâce à un petit nombre d’hommes forts qui dominaient les autres. Pas de panique, fiston, ce Congrès
— Mais vous venez de dire qu’ils n’étaient capables de rien !
— Ce à quoi je pense, ils ne le feront pas. Un homme s’en chargera – un mort ; une fois bien fatigués, tard dans la nuit, ils voteront le résultat à l’unanimité.
— Quel mort ? Vous ne voulez pas parler de Mike ?
— Non, non ! Mike est bien plus vivant que toutes ces grandes gueules. Non, mon garçon, je parle de Thomas Jefferson : le premier anarchiste rationnel, un type qui a presque réussi à faire passer son non-système grâce à la plus belle rhétorique jamais écrite. Malheureusement, ils l’ont pris à son propre jeu, ce que j’espère, moi, pouvoir éviter. Ne pouvant pas améliorer son texte, je devrais me contenter de l’adapter au XXIe
siècle lunatique.— J’en ai déjà entendu parler. Il a libéré les esclaves, niet ?
— Disons qu’il a au moins essayé… Mais passons à autre chose : comment se déroulent les travaux de défense ? Je ne vois pas comment nous pourrons maintenir l’illusion après la date d’arrivée du prochain vaisseau.
— Nous n’aurons pas fini, c’est impossible.
— Mike dit qu’il faut impérativement être prêt.