Une accélération de 10 G vous place en orbite autour de Terra en seulement 3,26 x 10 puissance 7 microsecondes ; cela paraît pourtant bien plus long, vu qu’une telle accélération est environ soixante fois plus forte que ce que l’on devrait normalement faire supporter à un fragile amas de protoplasme. Disons, trente-trois secondes. Ma parole ! Après tout, mes ancêtres de Salem avaient dû passer une demi-minute bien pire lorsqu’on les avait torturées !
J’ai donné à Prof son stimulant cardiaque, puis j’ai passé les trois heures suivantes à essayer de savoir si j’allais me droguer moi-même en prévision de l’atterrissage. J’ai décidé de m’abstenir. Tous ces mélanges que l’on m’avait fait avaler au moment du catapultage n’avaient eu comme seul résultat que de m’épargner une minute et demie de gêne et deux jours d’ennui ; en contrepartie ils m’avaient prodigué un siècle d’affreux cauchemars… en outre, si ces minutes devaient être mes toutes dernières, j’avais décidé d’assister à l’expérience. Si désagréables qu’elles puissent être, elles m’appartenaient et je n’avais pas l’intention de les éviter.
Elles ont été désagréables. On ne se sent pas beaucoup mieux sous 6 G que sous 10, ça paraît même pire. 4 G ne changent rien. Nous avons été encore plus violemment bousculés et, tout à coup, pendant quelques secondes… chute libre. Enfin, l’amerrissage, qui n’a rien eu de « doux » ; nous l’avons amorti avec les courroies, pas avec les coussins, vu que nous sommes entrés dans la mer la tête la première. Je ne crois pas non plus que Mike s’était rendu compte qu’après un profond plongeon, nous allions revenir à la surface et retomber avec force avant de nous mettre tout simplement à flotter. Les vers de Terre appellent cela « flotter », mais ça n’a rien à voir avec ce que vous ressentez quand vous planez en chute libre ; vous êtes quand même soumis à une pesanteur de 1 G, six fois la pesanteur normale, sans parler d’un affreux roulis. Quelles secousses ! Mike nous avait affirmé que nous ne serions pas exposés à trop de radiations solaires à l’intérieur de ce corset de fer. Mais il n’avait pas porté le même intérêt au climat terrestre dans l’océan Indien ; comme les conditions atmosphériques convenaient aux expéditions de grain, il avait sans doute supposé qu’elles iraient aussi pour nous… c’est d’ailleurs ce que j’aurais pensé moi aussi, avant.
L’estomac vide, j’ai empli mon casque avec le liquide le plus amer et le plus nauséabond qui soit. Après quoi, notre cabine s’est retournée et j’ai eu de la bile dans les yeux, dans les cheveux et même dans le nez. Voilà donc ce que les vers de Terre appellent le « mal de mer », l’une de ces nombreuses horreurs auxquelles ils sont habitués.
Je ne m’appesantirai pas sur le très long remorquage jusqu’au port. Disons seulement qu’en plus du mal de mer, mes bouteilles d’air commençaient à s’épuiser. Elles avaient été calculées pour douze heures, une durée largement suffisante pour les quarante-huit heures pendant lesquelles j’étais surtout resté inconscient et où je n’avais pas fait le moindre exercice ; mais pas tout à fait pour les quelques heures de remorquage qui ont suivi… Au moment où la barge s’est enfin immobilisée, j’étais presque trop abruti pour tenter de sortir.
Autre chose : nous avons été repêchés, puis posés à terre me semble-t-il, la tête en bas. Une position confortable quand on est soumis à une pesanteur de 1 G ; mais absolument impossible pour : a) se détacher tout seul ; b) s’extraire du berceau ; c) se saisir d’un marteau attaché à la paroi par de multiples liens ; d) s’en servir pour défoncer l’écoutille de secours ; e) se frayer un chemin vers l’extérieur et, enfin, f) tirer à sa suite un vieillard revêtu d’une combinaison pressurisée.
Je n’ai même pas réalisé le point a ; je me suis évanoui la tête en bas.
Heureusement qu’il avait été prévu une procédure de dernier ressort : on avait averti Stu La Joie avant notre départ, ainsi que les agences de presse quelques instants avant notre arrivée. Je me suis réveillé alors que des tas de gens se penchaient sur moi, je suis retombé dans les pommes pour me réveiller à nouveau dans un lit d’hôpital, étendu sur le dos, avec une sensation d’oppression dans la poitrine – je me sentais à la fois lourd et faible, mais pas malade, seulement fatigué et courbatu. J’avais faim, soif, j’étais à plat. Je me trouvais sous une tente en plastique transparent, ce qui m’a sans doute aidé à ne pas avoir de troubles respiratoires.
Deux personnes se tenaient près de mon lit : d’un côté une minuscule infirmière indienne aux grands yeux, et de l’autre, Stuart La Joie. Il m’a adressé un large sourire.
— Hello ! mon vieux ! Comment allez-vous ?
— Euh… ! ça va bien. Mais, bon sang ! quelle fichue manière de voyager !
— Prof dit que c’était la seule solution. Il est quand même costaud ce type-là !
— Un instant ! « Prof dit » ? Prof est mort.